Par Fantômette
"Préférer toujours l’ombre à la proie, les lèvres à la coupe, l’ours à la peau de l’ours (…)."
C’est Claude Roy qui écrit ces quelques mots dans l’un des nombreux carnets qu’il a semés en chemin et nous a laissés en partage. L’ombre à la proie, les lèvres à la coupe, l'ours à sa peau - préférer le chemin au but, les départs aux arrivées, l'écriture à la relecture, ou encore "les moyens aux fins", comme il le dit en concluant son propos ?
Il est amusant que dans cette progression rhétorique, un peu approximative, écrite au courant de la plume, l’ombre - immatérielle et insaisissable - se retrouve paradoxalement au rang de l’ours - être de chair et de vie, matériel et brutal ; mais le rapprochement de termes antinomiques suggéré par cette fausse symétrie est peut-être involontaire - peut-on vraiment faire coïncider la vie et la trace obscurcie qu’en laisse le soleil sur le sol ? De même est-il piquant que les lèvres soient ici un moyen - il pensait bien sûr qu'il "y a loin de la coupe aux lèvres" pour pervertir l’ordre de cet antique aphorisme et lui faire dire autre chose que ce qu’il disait : verlan d'écrivain qui retourne les objets pour voir s’il existe une vie, un sens, de l’autre côté du miroir.
"Préférer toujours l’ombre à la proie, les lèvres à la coupe, l’ours à la peau de l’ours (…)."
Préférer l'hirondelle au printemps, le flacon à l'ivresse, le soupir au désir ? Ou l'inverse ?
Doit-on vraiment préférer les moyens aux fins, au risque de cheminer sans but ?
Mais peut-être est-il en réalité moins question de moyens et de fins que de présent et de projets.
Préférer l’ours à la peau de l’ours, les lèvres à la coupe, c’est préférer la vie, telle qu’elle se présente. C’est se préférer à ses plaisirs, aux illusions de l’ivresse et de l'oubli de soi ; c’est, chasseur, préférer la vie de l’ours à sa dépouille, dont on voudrait tirer commerce. C’est non seulement préférer le cheminement à son terme, mais vouloir pendant celui-ci profiter de toutes les richesses d'une vie - littéralement - présumée sans fin. Pourquoi alors, vraiment, devrait-on lâcher l’ombre pour la proie ?
Si la proie est la vie, la vraie vie, alors oui - ne pas la poursuivre, c’est bien ce que dit Claude Roy. Et à la proie (prise ici non comme la réalité platonicienne régnant hors de la caverne, mais comme la vie menacée de mort par le chasseur), le message paradoxal qu’il délivre est de préférer l’ombre, c'est-à-dire la vie continuée, légère - préférer l'ombre, à l'implacable soleil d’un destin poursuivi.
Bonjour Fantômette,
Préférer l'ombre à la proie est cette ultime moment d'hésitation et - pourquoi pas? - de refus qui se produit dans l'esprit du tueur, tapi dans l'ombre, et qui lui fait préférer la vie de sa victime au plaisir intense du meurtre.
Mais... cela suppose qu'il n'y ait pas de justice.
Car, si le tueur reste dans l'ombre, il ne sera pas possible de faire la lumière sur son acte.
A la limite, ne vaudrait il pas mieux qu'il la tue, pour qu'on puisse le punir?
Vous me répondrez qu'évidemment il vaut mieux qu'il ne se passe rien, ni pour l'un ni pour l'autre.
Eh oui! Mais si rien ne se passe, comment raconterons nous l'implacable soleil d'un destin poursuivi?
Ou bien alors, je vais partir du postulat que le fait qu'il ne se passe rien est déjà une histoire qui peut se raconter.
D'ailleurs, pendant tout le Désert des Tartares, il ne se passe rien, à part ce maudit robinet qui goutte!
Rédigé par : tschok | mardi 21 avr 2009 à 15:54
Hello tschok,
Bien sûr, vous avez raison, si le tueur reste dans l'ombre, personne ne fera la lumière sur un crime à jamais "projeté", dissimulé par l'obscurité - à moins que ce ne soit par l'éclat aveuglant du soleil.
Ne poursuivre ni la proie, ni le destin, ni rien, ne rien suivre, ne rien poursuivre - voilà le chemin proposé.
La justice peut-elle s'apposer sur un tel parcours, ma foi... la justice n'est effectivement pas supposée pouvoir être rendue dans l'ombre.
Saviez-vous d'ailleurs qu'à l'époque des rois de France, il était interdit de rendre justice la nuit ?
"Times a'changin'..."
Rédigé par : Fantômette | mardi 21 avr 2009 à 17:11
Je l'ignorais.
Mais vous savez combien l'ancien régime était superstitieux.
Et puis je crois qu'il devait y avoir quelques problèmes technique liés à la lumière justement: éclairer une salle d'audience c'est aussi compliqué et coûteux qu'éclairer une salle de bal.
D'ailleurs s'il y a des miroirs dans la galerie des glaces à Versailles c'est pour n'avoir pas à payer deux fois la même bougie qui, en se reflétant dans deux miroirs face à face produira une infinité de lumière.
Par analogie on aurait pu penser à mettre des miroirs dans les salles d'audience. Pourtant je suis à peu près sûr que c'est bien la seule chose qu'on y trouve jamais.
Comme si on ne voulait pas que le crime se contemple lui-même.
Mais je m'éloigne de votre sujet qui était... euh? Ah oui! Ne rien poursuivre.
Idée absolument anti judiciaire, vous en conviendrez.
Rédigé par : tschok | mardi 21 avr 2009 à 17:44
Hm, remarque intéressante. Mon expérience corrobore la vôtre, je n'ai jamais vu de miroir dans une salle d'audience (il est vrai que nous fréquentons probablement peu ou prou les mêmes).
Est-ce le crime dont on ne veut pas qu'il se contemple lui-même, ou est-ce la Justice qui ne supporterait pas de croiser son propre regard dans le miroir ?
Je suppose que ce qui me gênerait dans le fait d'apercevoir un miroir dans une salle d'audience, serait l'idée qu'il permet à n'importe lequel des acteurs de cette scène de s'affranchir de ce face à face, s'affranchir du regard des autres, de leur poids, en ne croisant plus que le sien.
L'audience est un tel face à face (ou une addition de faces à faces) que même l'apparition du reflet de l'une des parties dans la scène semblerait une intrusion, non ?
Pendant longtemps, j'ai trouvé également très significatif de constater que les horloges de ces mêmes salles (souvent fort anciennes il est vrai) étaient arrêtées (c'était avant d'apprendre que l'on demandait aux greffiers de couper les post-it en deux pour faire des économies), comme si le temps de l'audience était nécessairement un temps suspendu.
"Idée absolument anti judiciaire, vous en conviendrez".
J'en conviens, mon cher tschok, j'en conviens. Fantasme d'avocat...
Rédigé par : Fantômette | mardi 21 avr 2009 à 18:42
La justice est aveugle. En fait de miroir, elle ne risque pas d'en user un, certitude de l'économie qui me fait m'étonner qu'on n'en trouve aucun dans une salle d'audience, vu le budget de la justice.
Ou bien alors il faudrait concevoir qu'elle puisse s'imaginer en train de se mirer dans une glace sans pourtant rien voir.
Là, je dois dire que je retrouve la figure du juge dans le reflet de cet improbable mercure.
Pas vous?
Rédigé par : tschok | mardi 21 avr 2009 à 20:02
Se regarder sans se voir. S'imaginer sans savoir.
Votre idée est étrangement juste, tschok.
Et si le juge, qui s'imagine juger, reste cependant aveugle à la scène qu'il préside, je vois bien - pour ma part - ce que vous voulez dire.
Mais le juge n'a peut-être pas besoin pour juger du regard attentif et lucide que d'aucun peuvent penser nécessaire pour défendre. Non ?
Rédigé par : Fantômette | mardi 21 avr 2009 à 22:31
Chers amis (je ne voudrais pas déranger mais) on s'égare. Restons concentré, je vous prie, sur la cible... sur le proie. J'ai plusieurs objections, à votre texte subtil: -Tout n'est-il pas question d'engagement, de niveau d'engagement dans les choses? A trop prendre on ébauche, on effleure, on survole. A trop attendre on s'enfonce... -Le 'vouloir vivre' est un confort que tous n'ont pas. C'est une discussion spéculative très privilégiée. Beaucoup sont sous le joug du 'possible', et pour eux le choix se situe entre la peste et le choléra, et ce sera une vie, sans doute, inévitablement une vie, inévitablement la leur. -Enfin les mots de Claude Roy (ceux pour dire la vie) ne sont sans doute pas par hasard aussi abscons. On ne peut pas aussi aisément les mettre en cage, ses mots (de la vie). Il s'agit toujours d'interroger la vie, le vivre, le vécu, le vivant. Kézako que vivre? Derrière ces figures métaphoriques, et de belles déclarations de principe on ne voit toujours pas. Vous me direz "C'est une méthode, ces mots, c'est un discours de la méthode", mais on ne voit pas, toujours pas. Vraiment c'est une discussion vaine. Heureux les simples d'esprit... qui savent si bien ce qu'est 'le vivre'. Le royaume de la terre leur appartient... Parce qu'au bout du compte, c'est chacun avec sa nourriture, beaucoup plus qu'avec son appétit. Tout le monde attend la vie, avec la même impatience. Mais chacun à sa table.
Rédigé par : lataupe | mardi 21 avr 2009 à 23:09
Bonjour Monsieur Taupe,
Vous avez raison, nous nous égarions - c'est qu'à rester dans l'ombre, les chemins se suivent moins aisément et ce qui n'était qu'un agréable vagabondage devient vite une vague errance.
Mais voilà que vous nous rattrapez par la manche, pour nous ramener sur le sentier. Où nous mène ce sentier, dites-moi ?
Car vous êtes parti loin devant, et vous m'égarez de nouveau.
(Une précision pourtant : ce qui importe, ce n'est pas ce qui nous appartient, mais seulement ce dont nous faisons partie.)
Rédigé par : Fantômette | mercredi 22 avr 2009 à 12:15
Je disais ce sentier qui va de la vie à la vie. Entre les deux je ne sais plus. Savez-vous? Expliquez ce "seulement ce dont nous faisons partie", je vous prie, à un petit mammifère sans obédience, sans adhésion.
Rédigé par : lataupe | mercredi 22 avr 2009 à 23:03
Explication par l'exemple : vous faites partie de ce blog.
Rédigé par : Fantômette | jeudi 23 avr 2009 à 09:05
C'est un peu court... On pouvait dire... Oh!... bien des choses... J'entends, j'entends. Mais dans quel degré d'appartenance? Vous, par exemple, qui en êtes par intermittence, le centre, puis l'ombre, vous qui revenez, repartez, allez ici ou là, vous, dans quelle strate d'adhésion êtes-vous? Dans quelle atmosphère? A quelle altitude? Dans quel attachement?...
Rédigé par : lataupe | jeudi 23 avr 2009 à 20:45
Moi, j'en fais partie également, bien sûr - entre autres choses, entre autres espaces. Beaucoup de mots m'y relient, mais aucun ne m'y attache (c'est un mot que je n'aime pas beaucoup je pense que vous vous en doutez. Je ne reste que là d'où je suis libre de partir, ce en quoi je suis de la plus banale des banalités.)
Rédigé par : Fantômette | jeudi 23 avr 2009 à 21:30
Vous êtes un feu follet. Certes le titre est pris, mais c'était il y a fort longtemps. Pourquoi ne pas y avoir songé pour votre surnom, et vos commentaires nomades? Ca vous va comme un gant...
Rédigé par : lataupe | jeudi 23 avr 2009 à 22:26
Cher ami, comme moi vous vous laissez envelopper par le mystère de Fantômette? Méfiez-vous, mon cher, encore quelques énigmes et cette créature fantasmatique s'emparera des rênes de votre blog ;-)
Rédigé par : Anthropopotame | vendredi 24 avr 2009 à 07:53
Bonjour Monsieur Taupe,
Les feux follets sont des lumières brèves et vacillantes, qui se déplacent et disparaissent. Elles éclairent, mais ne brûlent pas. Vous vous faites de moi une (trop) belle idée. A la vérité, je n'ai pas longuement réfléchi avant d'adopter le surnom de Fantômette. Mais je l'aime bien. Pour le mystère. Pour le masque, la cape et le mot "Fantôme".
Bonjour Anthropopotame,
Vous voilà à nouveau parmi nous, je vous attendais impatiemment ! Je vais sagement m'asseoir et attendre que vous nous racontiez quelque chose...
Rédigé par : Fantômette | vendredi 24 avr 2009 à 09:04
C'est un beau texte. Et je m'interroge : qui est Fantômette ?
Rédigé par : En passant | lundi 27 avr 2009 à 17:39
Bien cher Passant,
Vous n'êtes pas le seul à vous poser la question. Les Fantômettes sont subtiles. Elles sont des virtuoses du masque. Elles portent une broche en forme de F. qui retient leur cape. Elles lisent attentivement : sans doute pour déjouer les machinations de méchants qui voudraient mettre sens dessus-dessous la cité paisible de Framboisy, là même où elle vit le jour.
Hélas, voilà plusieurs jours qu'on ne l'a pas vue par ici...
Rédigé par : Anthropopotame | mardi 28 avr 2009 à 19:39
Nul ne s'est attardé sur la modalité qui frappe cette phrase dès le deuxième mot : "Préférer toujours..." - d'ailleurs Fantômette l'omet dans son titre (provocation ?). On présuppose donc qu'il nous arrive d'accorder une telle préférence ; dans un moment de faiblesse, on laisse partir l'ours, on oublie la coupe pour se délecter de ses seules lèvres.
Mais M. Roy nous enjoint de ne jamais en finir avec l'ours. Il s'agit de se montrer vigilant dans notre divertissement (l'allusion à la huitième liasse des Pensées est évidente) : non pas s'y complaire mais en être averti. Dès lors, dire qu'il faut préférer la vie est un contre-sens avec ce que vous dites ensuite : "C’est se préférer à ses plaisirs" (ou bien vous cédez au romantisme). C'est-à-dire que ce n'est pas un appel à la mollesse ou la quiétude, plutôt un rappel du statut de notre activité : si l'on chasse, ce n'est pas pour liquider le lapin (prétexte) mais pour chasser, oublier qui nous sommes (on ne veut pas penser à soi, i.e. à sa mort). Il ne faut donc pas oublier, lorsque l'on chasse, que l'on cherche à s'oublier : laisser partir la proie au terme de sa traque peut ainsi devenir un impératif, une nécessité si l'on ne veut pas rompre l'unité de notre activité. Parce que préférer la proie, c'est en effet lâcher l'ombre, en finir avec notre divertissement avant le prochain. Alors que préférer dans tous les cas (toujours) l'ombre, c'est tout à la fois relâcher sa proie et continuer sa poursuite.
"Préférer toujours l’ombre à la proie, les lèvres à la coupe, l’ours à la peau de l’ours (…)." reçoit donc la signification suivante : ne jamais rompre notre plaisir par l'accaparement de son objet, ne pas prendre au sérieux la chasse au risque d'en finir avec elle car l'ombre s'évanouit dans le choix exclusif de la proie. Préférer toujours..., c'est ainsi faire le choix de ce qui ne s'arrête pas : c'est, en un sens (pardonnez cette chute lyrique), vouloir vivre en chérissant ce qui vit.
Pardonnez mon sérieux, c'est beaucoup moins poétique que ce l'ensemble de vos contributions. Peut-être d'ailleurs la mienne est-elle par trop tardive...
Rédigé par : Bardamu | mercredi 29 avr 2009 à 12:24
Cher Bardamu, en l'absence de Fantômette, c'est moi qui vous réponds. Ne vous excusez pas du sérieux, on se croit toujours obligé de ponctuer nos commentaires de :) et de ;-) et moi-même je ne cesse de torpiller tout sérieux dès qu'il pointe le nez :(
Ce que vous attribuez à Claude Roy, plus précisément le sens que vous donnez à la citation, est précisément une démarche fantômettienne qui s'appliquerait non à la vie, mais au sens. Fantômette déploie les sens - qu'elle a aiguisés - et les laisse libre d'aller à leur guise, pourvu qu'ils ne se reposent pas. En ce sens, oui, elle préfère toujours l'ombre à la proie, l'ombre insaisissable, qui court devant, et c'est en cela que parfois, humblement, moi, Anthropopotame, je baisse les bras...
Rédigé par : Anthropopotame | mercredi 29 avr 2009 à 12:47
Bonjour Bardamu,
Je n'écris pas qu'il faut "préférer la vie", mais la préférer "telle qu'elle se présente". C'est pour cette raison qu'il m'a été possible de conclure sur deux "versions" de la vie - la vie continuée, d'un côté, la vie poursuivie, de l'autre.
Pour le reste, habile commentateur, je vous rejoins.
Ceci dit, une lecture plus littérale de la citation de Claude Roy pourrait également être faite. Après tout, il ne nous conseille que de "préférer" toujours l'ombre à la proie, mais ne nous enjoint, ni de nous saisir de celle-ci, ni de renoncer à celle-là.
Rédigé par : Fantômette | mercredi 29 avr 2009 à 15:02