Votre serviteur ayant clamé à tous vents qu'il avait une blessure secrète, et l'ayant décrite par le menu, il est temps d'en venir à quelque chose qui me trouble réellement.
La grippe porcine nous donne l'occasion de regarder d'un peu plus près ce qui se passe dans les élevages de porcs. Notons au passage que les caméras n'y sont que rarement tolérées et qu'il faut bien souvent filmer en cachette. Pourquoi ? Qu'est-ce qui ne va pas dans ces élevages que le public ne devrait pas savoir ?
Pour ma part, l'élevage de porc en France est associé à des images réjouissantes : cochon hilare faisant valoir ses courbes abondantes, grand-père généreux offrant du haut d'un sommet pyrénéen une tranche de jambon à son petit-fils ébloui, le tout accompagné de "tradition qui a du bon" et du "cochonou on l'aime bien chez nous". Cela me suffit, je n'ai pas besoin d'en savoir plus.
Ce qui me trouble, donc, est l'obstination de scientifiques et de journalistes à aller y voir de plus près.
J'ai mentionné à plusieurs reprises les ouvrages de Jocelyne Porcher, en particulier celui qu'elle a écrit en collaboration avec Vinciane Despret (Etre bête, 2007) qui portait sur les vaches laitières.
Accompagnée d'un cameraman, Karim el Hadj, et d'une journaliste, Weronika Zarachowicz, Jocelyn Porcher a permis le tournage de quelques vues dérobées, qu'elle commente sur le site Videoblog. (Je n'ai peut-être pas bien compris, il est possible que Jocelyne Porcher soit elle-même l'auteure de ces images, mises également en ligne sur le site de Télérama)
Le premier film montre les truies en gestation, dans des box métalliques. Ces box les contiennent durant les trois mois et demi que durera leur grossesse. Ils leur permettent de faire un pas en avant, un pas en arrière. Pour s'allonger, elles doivent d'abord s'affaisser, puis se glisser sous la barre qui les maintient. Il va de soi qu'on ne saurait imaginer d'autre moyen de contenir un animal. Il serait absurde, par exemple, de leur permettre de se retourner.
Comme le fait observer Jocelyne Porcher, le maintien d'un animal dans de telles conditions d'inactivité, de manque de stimulation, grossesse après grossesse (deux à trois par an durant les quatre ans où les membres sclérosés maintiendront la truie debout) pose question. Si l'animal était une machine, nous trouverions probablement, dans les emballages de jambon, ou dans le gras du saucisson, des boulons, des ressorts, des rouages, enfin un ensemble de petites pièces qui attesteraient l'origine mécanique des animaux d'élevage.
Le film suivant porte sur la période d'allaitement. Les "produits", au nombre de quatorze à dix-huit, sont répartis parmi les tétines disponibles des truies allaitantes, prudemment entravées afin qu'elles n'écrasent pas leur progéniture. On ne parle pas de porcelets, mais de kilos de viande.
Le dernier montre les conditions d'engraissement. Seule la stalle bétonnée proche de la porte du hangar a été filmée. En effet, la lumière ne pénétrait pas au delà. Tout le monde sait aujourd'hui que les cochons sont élevés dans l'obscurité, cela afin d'étouffer leurs pulsions agressives. Ils sont une dizaine par stalle d'environ 4 à 6 mètres carré. Ces conditions étant totalement contraires aux conditions d'existence normale d'un porc, il est normal de prendre des précautions supplémentaires: castration à froid des verrats, amputation de la queue, rognage des canines, anxiolytiques.
On sait que ce type d'élevage n'est possible que par une mise en condition des éleveurs qui dès l'école d'agronomie et de zootechnie ont été abreuvés de discours réifiant l'animal, le réduisant à l'état de chose, de machine à produire quelqu'autre chose (oeuf, viande, lait) et les jeunes éleveurs, lorsqu'ils s'installent, s'accrochent à ces mots-là qui les sauvent d'interrogations douloureuses. Des bourreaux volontaires dont les officines sont maintenues au secret, au profit de grands espaces, de saucisses grillées en toute convivialité, de rillettes renvoyant à des "valeurs".
Le site Videoblog, dans sa note "Les porcs des barbares", renvoie à l'article de Weronika Zarachowicz publié dans Télérama en août dernier, intitulé "la Barbarie à usage humain", où la réflexion porte sur l'ensemble du système zootechnie/industrie alimentaire. Il est rappelé que plus de 95% de la viande de porc mise sur le marché provient de ce type d'élevages, dont on connaît par ailleurs les impacts environnementaux. Les élevages industriels drainent, on le sait depuis peu, des sommes conséquentes issues de l'Union Européenne à titre de subvention à l'exportation.
Il est bon de savoir qu'indépendamment du fait que j'achète ou non de la viande de porc élevé dans ces conditions, je contribue à financer ces élevages d'une part grâce aux subventions agricoles, d'autre part en payant, en tant que contribuable, la réparation des dégats environnementaux provoqués par la concentration d'animaux rejetant des tonnes d'urines chargées d'antibiotiques et d'anxiolytiques dans les cours d'eau, tandis que leur fumier est épandu sur les champs cultivés.
Il n'est pas bon d'évoquer, au Pays des Droits de l'Homme, le droit des porcs à mener une existence conforme à leur phylogenèse, d'animal omnivore, intelligent, éminemment adaptable et curieux. Manger du porc ne me pose pas de problème particulier. Paradoxalement, si je n'en mange pas, c'est précisément à cause de ces conditions d'élevage et de la quasi impossibilité de découvrir un éleveur ayant un tant soit peu d'éthique.
Pour le lecteur blindé, un petit film qui récapitule les étapes évoquées, trouvé sur YouTube (au passage, ce type de film serait autrement plus convaincant si son origine et ses dates et lieux de tournage étaient évoqués. Toutefois, je le place ici car il concorde avec l'ensemble des témoignages dont on dispose) :
NB : W. Zarachowicz animait un débat confrontant Elisabeth de Fontenay et Jocelyne Porcher, en juin 2008. Rapport historique de familiarité avec l'animal : c'est ce que J.P. appelle "l'élevage", lui opposant l'industrie pure et simple qui produit des poulets, des porcs, du lait. Je suis un peu fâché de voir qu'Elisabeth de Fontenay est systématiquement invitée à ces débats. Elle n'est ni particulièrement médiatique, ni profonde. Je n'ai pas lu, sous sa plume, une idée originale.
Sur le même sujet, dans Anthropopotame :
"La philosophie dans le salon de thé"
Bonjour anthropopotame,
Dans le fond, je me pose la question suivante, à laquelle vous pourrez mieux que moi, sans doute, rajouter des pistes de réflexion.
En terme d'éthique, ou même de jugement moral, la question du rapport de l'homme et de l'animal tel qu'il est illustré dans votre note, peut être abordée de deux points de vue différents :
- le point de vue de l'animal, et nous en revenons à la question de son statut juridique ;
- le point de vue de l'homme, et nous tombons sur une autre problématique juridique, qui me semble à bien des égards prometteuse, mais qui reste pourtant mal comprise et mal exploitée, y compris par les plus hautes instances juridictionnelles, qui est celle de l'abus. Abus de droit, abus de pouvoir.
Il s'agit là d'un thème de réflexion par ailleurs assez général, qui pourrait également nourrir bien d'autres débats, n'opposant que des droits de l'homme en tant que tels (droit à la vie privée contre liberté d'expression, par exemple).
Cette thématique pourrait être pensée comme un outil de résolution des conflits de principes ou conflits de normes supérieures, dont il faut indiquer qu'initialement héritées des Lumières, elles étaient destinées à entrer en conflit, NON PAS LES UNES CONTRE LES AUTRES, mais UNIQUEMENT CONTRE LA PUISSANCE PUBLIQUE.
Tout le problème, me semble t-il, vient du déplacement de ces droits dans les sphères privées, alors qu'ils sont pensés comme des armes à l'impact extrêmement puissant, mais ciblé, destiné à "forcer" la sphère de la puissance publique.
C'est peut-être un peu comme ça que l'on pourrait réfléchir à la notion de centre d'intérêts (notion intéressante, mais dont la dénomination laisse à désirer, elle semble un peu vague, même si elle reste juste).
Peut-être en fait s'agit-il moins d'une notion que d'un "endroit", une zone de friction et de conflits de notions.
Le "centre d'intérêts" me semble, avant tout, être une turbulence juridique, un "wormhole", un "horizon des évènements" au-delà duquel les notions classiques se désagrègent, se superposent ou se déforment, produisent des effets inattendus, contraires à ceux qui étaient supposées produire, sont utilisées par ceux qui en étaient les débiteurs et non les créanciers,etc.
Le chaos, quoi.
Imprévisible par essence. Ingérable.
Accepter la logique du conflit de normes ne fait que nous renvoyer à une seule question : laquelle de ces normes va l'emporter. Point. Cela nous renvoie à une simple question de hiérarchie des normes - étant cependant précisé que si la question est toujours simple, la réponse ne le sera jamais.
Nous pourrions imaginer de faire l'inverse, et de ne plus considérer les normes (droits ou libertés) en tant qu'elles rentrent en conflit, mais ISOLEMENT les unes des autres, sous l'angle suivant (vieille création prétorienne française), qui est celui de l'abus.
Un droit, oui, mais l'on peut en abuser. Une liberté, oui, mais l'on peut en abuser. Un pouvoir, oui, mais l'on peut en abuser.
Cette démarche, qui a un sens juridique précis, et qui pourrait être encore raffiné, présente l'intérêt suivant (à mon humble avis), qui est de relativiser la portée du conflit.
Je n'ai pas les clés qui me permettent de suivre les débats philosophiques de haute volée dont vous vous faites souvent l'excellent rapporteur, mais d'après vous, cette démarche n'est-elle pas susceptible de fonder une éthique très efficace de la responsabilité, plus efficace (plus "morale" ?) que celle qui résulterait de la seule question de savoir "qui est le plus fort" dès lors que deux principes entrent en conflit ?
Car la notion d'abus force à retourner le principe sur lui-même plutôt que de le lancer contre un autre pour voir lequel des deux survit à l'impact.
Posture réflexive, plutôt que combative.
(Mes idées sont plutôt claires en moi-même, mais je ne suis pas certaine d'arriver à les exprimer clairement.)
Qu'en pensez-vous ?
Rédigé par : Fantômette | dimanche 03 mai 2009 à 11:06
Fantômette, je ne suis pas très sûr de posséder les arcanes de la pensée juridique. Plus précisément je ne sais - alors que pour vous cela doit être clair - relier les notions et principes que vous évoquez à une traduction concrète dans la loi.
Les faits exposés - et les images jointes en liens - posent un problème. Transposé en termes d'infraction, ce problème se résoudrait simplement par l'invocation des mauvais traitements infligés à l'animal. Ironiquement, nous entendons "mauvais traitements infligés à l'animal" sous les formes de coups répétés et de tortures, et donc une existence passée entre deux barres de fer ou dans l'obscurité ne nous apparaît pas comme "mauvais traitement". Il suffit pourtant de déplacer la question à un enfant (élevé entravé, dans l'obscurité d'une cave) pour comprendre que les services sociaux seraient alertés. D'autre part, il y a la question très épineuse du statut du porc ou du poulet, animaux élevés pour la chair, et dont la destinée implique un mauvais traitement final qui est l'abattage.
Je crois qu'il vaudrait la peine, juste pour voir ce que cela donnerait, de déposer une plainte contre un industriel du porc pour mauvais traitements infligés à ses animaux...
L'autre aspect que vous évoquez est celui des limites de la puissance publique, restreinte par les droits fondamentaux du citoyen (liberté d'expression, de religion, etc.). Je pourrais dans ce cas me retourner contre la puissance publique au motif qu'elle fait un mauvais usage de ses finances en tolérant une atteinte au principe du pollueur-payeur. Je crois que des associations bretonnes ont déjà exploré cette voie, je ne sais ce que cela a donné.
Comprenez, Fantômette, il y a deux problèmes, ou plutôt deux temporalités. L'une est celle de l'éthique et des principes fondamentaux, qui permet à Elisabeth de Fontenay et d'autres de disserter à loisir tout en anesthésiant leur discours à coup de "mais attention Hitler a fait pareil or il était très méchant" ;
l'autre temporalité est celle de la souffrance très concrète de millions d'animaux vivant un calvaire quotidien et constamment renouvelé, pour finir à l'étal du supermarché sous forme d'anodines barquettes, sans que j'aie mon mot à dire.
Cela cessera un jour, mais en attendant, et à titre d'individus, des millions de bestiaux poussent trop vite, dans le noir, leurs jambes rendues difformes par la contention et par leur propre poids.
Rédigé par : Anthropopotame | dimanche 03 mai 2009 à 15:56
Hum, je n'ai pas réussi à me faire comprendre.
En fait, ce que je proposais était de provoquer un retournement de la question. Plutôt que d'opposer le droit des animaux au droit de propriété de l'éleveur, ce qui nous fait toujours retomber sur le débat que vous connaissez, je me demandais si on pouvait faire l'économie de ce conflit de normes en n'étudiant QUE le droit de propriété de l'éleveur et en définissant en quoi consisterait un abus de ce droit.
La notion d'abus de droit est une vieille notion prétorienne (construite par la jurisprudence).
Grosso modo, comme son nom l'indique, c'est une notion qui fixe une limite à l'exercice d'un droit.
L'immense Doyen Carbonnier disait de la théorie de l'abus de droit qu'elle serait un «procédé d'équité modératrice à la disposition du juge. […] Le postulat serait que l'excès en toute chose, et même dans le droit, est un désordre contraire au droit ; qu'il est donc dans l'office du juge, pour prévenir le désordre, d'imposer aux titulaires de droits subjectifs une certaine modération».
L'abus de droit serait apparenté à l'idée de dé-raison.
En ce sens que les agents, titulaires d'un droit, doivent se comporter de façon, sinon rationnelle, du moins raisonnable ; or, tel n'est pas le cas de celui qui abuse de son droit. Il a pu être écrit que le renouvellement de la théorie de l'abus de droit s'insérerait "dans ce courant contemporain de l'extension du contrôle judiciaire, par le biais de notions-cadres, à l'imprécision voulue, car gage de souplesse et d'adaptation aux espèces inédites",
Et, en même temps, il manifeste l'intrusion plus grande qu'auparavant d'une pincée d'éthique, car il impose à l'agent de s'étudier lui-même dans son comportement.
L'idée me semblait, sur un plan philosophique, plus juste, plus pédagogique, plus morale également.
Elle met l'accent, non pas sur la création d'une hiérarchie des normes en conflit (le droit de propriété de l'éleveur est-il supérieur au droit de l'animal à mener une existence conforme à leur phylogenèse ou est-ce l'inverse ?) mais sur l'apposition d'une limite interne au droit qui s'exerce (à partir de quand un éleveur abuse t-il de son droit ?).
Cette façon différente de poser la question me semblait susceptible de faire avancer le débat différemment.
Rédigé par : Fantômette | dimanche 03 mai 2009 à 20:44
Bonjour, je voudrais juste savoir d'où vient la citation du doyen Carbonnier relative à l'excès... Impossible de la retrouver!
Merci d'avance!
Kdelf
Rédigé par : kdelf | mercredi 17 juin 2009 à 13:52
Bonjour Kdelf,
Cette citation provient de son manuel du droit des obligations, tout simplement : "Les Obligations", 22e édition, 2000, PUF, no 234 b).
Rédigé par : Fantômette | mercredi 17 juin 2009 à 20:04
Une des clefs de réussite de cette opération de communication à la fois sanitaire et marketing prend forme à travers le témoignage misérabiliste.
Celui-ci valide le facteur temps, après celui de l’espace promulgué part internet. La temporalité insinue que les rescapés d’ailleurs feront les victimes d’ici.
Quand le doute responsable flirte avec la mise en quarantaine systématique, la société se replie sur elle-même tout en surveillant son voisin.
Dès que l’objet psychose laisse place à l’outil paranoïa, les présomptions deviennent des obsessions qui conduisent à la recherche frénétique d’un nouveau shoot d’information.
Rédigé par : sanglier | vendredi 17 juil 2009 à 17:47
Sanglier, allez déverser votre logorrhée ailleurs. Ou alors cherchez une édition à compte d'auteur. Merci d'avance.
Rédigé par : anthropopotame | mardi 21 juil 2009 à 17:31