Rappelez-vous ce minuscule restaurant visible seulement par ses vieux rideaux rouges et blancs, Rue Vieille du Temple. Il s'appelait "Robert et Louise", et était tenu par les humains éponymes, écrasés par les ans, Louise traînant ses charentaises de la table jusqu'à la cheminée où grillait une entrecôte, où mitonnait une cassolette d'escargots.
C'était une sorte de cantine où tenaient environ 20 personnes, et il n'y avait d'autre choix d'accompagnement que pomme de terre sautée ou salade. Grande cheminée au fond où grésillait la viande, les grilles et les piques pendues, le petit bar à l'entrée, le sol en carrelage brisé, les grosses poutres, et cette odeur de ferme, mélange de toile cirée et de mouche écrasée. Les toilettes étaient celles de l'immeuble, dans la cour, et l'on ne peut pas dire que l'endroit était raffiné, juste simple et plutôt bon, un peu décalé, vieillot, décati. Comme on ne s'y éternisait pas on acceptait de se serrer et de laisser d'autres s'asseoir aux tables rectangulaires.
Robert et Louise partis à la retraite il y a une dizaine d'années, leurs enfants ont pris la relève, et il s'est produit ce qui devait arriver : on a conservé la façade, et le reste est devenu un attrape-gogo.
J'y emmène ma soeur de passage l'autre soir, et je vois l'endroit bondé, rempli de touristes espagnols ou japonais et américains. Je découvre que les caves ont été aménagées en salles : elles sont voûtées, elles sont belles, mais le moindre grincement résonne et il fait une chaleur à crever. Il y a des tables rondes ou carrées de toutes les tailles. La côte de boeuf pour deux coûte 40 euros, et quand elle arrive, elle convient tout juste pour une personne, une fois l'os et le gras enlevés. Les portions aussi sont pour une personne seulement, 10 bouts de pomme de terre qui se battent en duel, et finalement, et qui m'a révulsé, c'est que ce qui était un petit resto familial est aujourd'hui grouillant de serveurs et chefs de table, dont la fonction ne consiste pas à servir, mais à optimiser les tables, à empiler plus de gens, à faire partir ceux qui restent trop longtemps, et la cantine revient finalement cher pour trois quarts d'heure passés dans la chaleur moite d'une cave, dans un vacarme assourdissant. On ne nous demande rien, on indique aux gens de s'asseoir à notre table, et l'on se fout de notre permission, comme si cela allait de soi.
En sortant, la formule convenue "ça a été"? J'ai pris le chef de rang à part et lui ai dit: "Je connaissais cet endroit. On n'y avait jamais pratiqué le flux tendu". "Mais ça a toujours été comme ça" me répond-il du haut de ses 25 ans. "Non. Voilà trente ans que je fréquente ce quartier, ça n'a pas toujours été comme ça."
Je m'interroge : comment ce petit endroit qui ne payait pas de mine est-il devenu ainsi à la mode? A-t-il figuré dans le Lonely Planet ou dans le Routard et leurs équivalents espagnols ou toltèques? Cette indication doit-elle se traduire par la transformation d'un endroit minuscule en usine à viande, qui absorbe les quartiers de boeufs par l'arrière, les touristes par devant, et et fait pénétrer les uns dans les autres par la catalyse de l'argent ? Qu'est-ce qui attire les touristes dans ce boui-boui sans charme particulier sinon qu'il ressemble à une salle à manger de ferme? Et qu'est-ce qui les retient une fois l'endroit perverti, transformé?
Si la tradition et l'authenticité sans reliefs deviennent des attraits touristiques, ils perdent évidemment et la tradition et l'authenticité. Ce que visitent les touristes, c'est l'esprit empaillé de cette cantine, le fantôme ou le spectre de l'authentique, portés par le toc et par le chiqué.
Je continue donc ma proposition : les messages publicitaires, leurs véhicules, et ce qu'ils véhiculent, sont en train de tuer l'âme du monde. Nous vivons entourés de messages faux, de mensonges, de propagande. Du paquet de Muesli sur notre table jusqu'au palais de l'Elysée, les discours sont faux, creux, mensongers. Ils décrivent des mondes qui n'existent pas: tantôt le message porte sur des modes de production ou sur la considération pour le consommateur qui sont des blagues, tantôt sur l'Etat de la France et la promesse d'un partage des charges, des ressources, du fardeau de la crise, et là le registre et la profondeur rappellent ces discours prononcés lors d'un départ en retraite.
Aussi bien l'oeuf de calibre 3 (production en batterie) vendu dans la paille au marché comme s'il sortait d'un vrai poulailler, que les discours portant sur la rémunération encadrée des patrons et autres fariboles, tout cela est chiqué, tout cela est l'équivalent de ce petit resto qui prétend s'inscrire dans une continuité mais ne fait que de l'abattage, laisse venir le touriste, lui vend sa pomme de terre sautée et lui botte les fesses. Personne n'est dupe, je pense ; mais reste-t-il quelque chose derrière le carton-pâte ? A-t-on sauvé quelque chose avant de noyer la vallée ?
Nous nous promenons dans nos institutions comme des touristes ébahis. Les Ors de la République sont là, les monuments tiennent debout. Sur le papier, tout fonctionne, il y a un président, un gouvernement, un Conseil d'Etat, un Parlement, des Agences et Commissions diverses. Mais une fois tous ces organes court-circuités, nous évoluerons dans un corps fantomatique, dans ce qui fut la démocratie.
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