M. la Jolie et moi avons quitté la salle au bout d'une heure. Ce "concert" qui avait gagné les faveurs du public nous apparaissait d'une lourdeur effroyable, caméra au niveau du cou ou des oreilles des personnages, la musique classique comme alibi (voir l'article de Sotinel sur la pornographie numérique, qui vaut pour tout film invoquant l'art ou l'apocalypse pour résoudre des enjeux dignes des Feux de l'Amour). De quoi s'agit-il? Un chef d'orchestre écarté du Bolchoï parce que Juif, décide d'usurper l'orchestre et de se rendre à Paris, où se trouve, on le suppose, sa fille. Si l'on excepte l'acteur principal russe, le reste n'est que tarte à la crème, outrance, clichés (russe, tziganes, français), vulgarité permanente.
Nous sommes allés regarder les critiques et avons fait ce constat étrange: alors que l'ensemble des critiques était ou extrêmement négatif ou simplement négatif, les commentaires des spectateurs à ces mêmes critiques étaient emballés, dénonçant l'élitisme parisien alors que ce film était "le meilleur de l'année". Il paraît que le film fut applaudi dans de nombreuses salles, et l'argument du "nous avons découvert Tchaïkovski de manière accessible" régulièrement mentionné.
Comment peut-on, au sein d'une même population, avoir deux avis aussi divergents sur un même film? Comment peut-on comprendre qu'un film ne suscite pas une large gamme de sentiments et d'émotions, mais deux positions tranchées à l'opposé l'une de l'autre?
Notons d'abord que c'est le rôle des critiques d'oeuvrer à ce que s'opère une sélection entre bons et mauvais films, afin d'éduquer les goûts du public, et de faire pression sur les distributeurs. C'était du moins l'opinion de Machado de Assis en 1880, lorsqu'il déplorait que la littérature brésilienne se construise sans que s'édifie dans le même temps une critique qui lui permettrait de ne pas aller à la facilité, à la couleur locale, etc.
Depuis ma position de bobo parisien vivant hors de la réalité, j'observe que le public se satisfait des pires stéréotypes portant sur les Russes ivrognes et les Tziganes débrouillards, certains commentaires soulignant la finesse de la dénonciation des oligarques et du KGB. Cela conforte, évidemment, la représentation que l'on veut avoir du monde, facile à digérer. On part de l'Italien séducteur et on arrive à la naissance d'un bébé humain, le plus grand mystère de l'univers. Quant à la musique classique, elle est réputée d'accès difficile à cause des donjons, ponts-levis, meurtrières et barbacanes que la culture élitiste a posé autour des bacs à disques. L'accès du grand public ne peut se faire que si l'on va droit au but: le taratatam de Roméo et Juliette, le lacrimosa du Requiem de Mozart, voilà qui convient à ceux qui prétendent qu'on les obligerait à penser.
Que notre système éducatif, et les conditions d'existence même de ceux qui n'ont pas de profession intellectuelle, autorisent à affirmer qu'il est bon de penser en termes simples et accessibles à tous, pourquoi pas. On comprend le charme dont est paré un Nicolas Sarkozy qui construit sa présidence autour de clichés - le chercheur paresseux, le clandestin retors, le plombier polonophone, etc.
En revanche, je suis plus soucieux de lire, sous la plume d'Isabelle Stengers (Au temps des catastrophes, les Empêcheurs de penser en rond, 2008), que la lutte contre le mal absolu, le Capitalisme, passera par le modèle du jury citoyen, où nos compatriotes consultés proclameraient les ordalies relatives aux OGM, aux nitrates, etc. J'attends de voir si c'est la marche à suivre, que de démocratiser toute et chaque décision, dispensant les politiques de penser (c'est leur fonction, même s'ils l'oublient) au bien commun. Voici qu'aujourd'hui les Suisses décident de l'érection ou non-érection de minarets sur leur territoire. D'autres décident ainsi la validité ou invalidité des mariages du même sexe. Le système démocratique n'implique pas l'édification d'un nouveau "vivre ensemble". Il implique simplement que la décision majoritaire l'emporte; à ceux qui défendent la tolérance qui naîtrait d'un tel système, je pense qu'on est en droit de demander des explications.
J'ai parfois honte d'être suisse... Heureusement que je viens d'un des 4 cantons qui ont rejeté l'initiative... mais ça n'était pas assez, les suisses-allemands ont toujours le dessus (comme avec l'entrée de la Suisse dans l'Europe)! C'est tellement nul comme loi!!!
Rédigé par : Dr. CaSo | dimanche 29 nov 2009 à 19:51
C'est ce que j'essaye de suggérer, CaSo: en l'occurrence, c'était aux musulmans de se prononcer sur la construction ou non de mosquées. La démocratie est à géométrie variable selon le résultat que les promoteurs d'une consultation souhaitent obtenir.
Rédigé par : anthropopotame | dimanche 29 nov 2009 à 20:09
Des fois on en vient à se demander si, débarrassé de ses oripeaux archaïques, le modèle politique de La République de Platon n'était pas déjà le meilleur. La politique aux penseurs, l'éducation comme base de la société entre autres...
Plus sérieusement, je suis une fois de plus impressionné par votre capacité à développer des réflexions en évitant les pièges, mais je ne vais pas le répéter à chaque fois, tenons le pour acquis.
Et il me parait totalement absurde, et pas du tout anti-démocratique que de s'insurger quand on demande à n'importe de qui d'exprimer son avis sur n'importe quoi. C'est toujours ce qui m'a gêné avec la démocratie, ce côté vulgarisateur, qui aboutit à une simplification très orientée, qui n'a au final plus aucun intérêt pour ceux qui sont directement concernés par une réforme.
M'enfin j'ai du mal à vous commenter sans vous paraphraser, je me contenterais de dire que je suis d'accord, et que ça me fait plaisir de lire un avis développé qui m'aide à avancer dans ma propre réflexion.
Rédigé par : Spiroid | lundi 30 nov 2009 à 17:23
Cher Spiroïd, je suis gêné par l'usage du mot "piège", que vous avez déjà utilisé précédemment. La discussion au sujet des tenants et des aboutissants du débat démocratique relève du débat démocratique - la démocratie offrant cet avantage qu'elle permet la tenue du débat, justement. En ce sens, la démocratie est bien le meilleur système en cela que des idées s'y expriment. C'est à l'heure de la décision et de ce qu'implique la décision, c'est à dire dans l'exécution, qu'il y a problème. Dans le cas de la Suisse, le vote démocratique a été faussé car une partie des citoyens votait contre la construction de minarets tandis que d'autres votaient la défiance à l'égard de l'Islam; les deux réunis donnent un vote majoritaire aux tenants du "non aux minarets".
Il me semble qu'il s'agit d'un camouflet adressé à ceux qui défendent la démocratie directe: ils découvrent avec stupeur que les humains ne sont pas spontanément généreux et portés au respect d'autrui, ce qui n'est pourtant pas nouveau. Et je ne parle pas des Suisses.
Rédigé par : anthropopotame | mardi 01 déc 2009 à 08:52
Je suis tout à fait d'accord avec vous, mais je ne peux m'empêcher de considérer comme des "pièges" chaque remarque sur laquelle sautent inévitablement certains interlocuteurs bien-pensants pour vous enfermer dans une case qui empêche la poursuite du débat. Et ce procédé, très récurrent, ne rélève pas du débat démocratique tel qu'il devrait être à mon sens. Il y a quelque chose au-dessus des lois - et qui tend à rentrer dans la loi d'ailleurs - qui consiste à dire qu'il y a des sujets qui ne doivent pas être contestés, tels que l'environnement, la démocratie, certains moments de l'Histoire...
Quand je dis que vous évitez les pièges, je veux dire que vous arrivez à développer une réflexion sur un sujet que beaucoup de personnes ont essayé d'aborder sans parvenir à éviter de se faire cataloguer, et de perdre sa crédibilité aux yeux d'observateurs lambda.
Rédigé par : Spiroid | mardi 01 déc 2009 à 15:04
Merci Spiroid. Je voudrais juste rappeler que je ne suis pas un idéologue ou un propagandiste. Les réflexions que j'expose viennent à la suite de recherches que j'ai menées sur les communautés paysannes et/ou indigènes au Brésil, et les lectures sur le sujet à propos d'autres parties du monde. Il s'agit donc de conclusions fondées sur des observations, et non l'explicitation d'un parti-pris initial.
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 02 déc 2009 à 14:18
Je n'ai pas tout compris. De quel film(?), concert(?) parlez-vous anthropopotame ?
Rédigé par : Kela | mardi 08 déc 2009 à 20:25
Kela, il s'agit du film intitulé "Le Concert", avec la belle Mélanie Laurent.
Rédigé par : Anthropopotame | mardi 08 déc 2009 à 21:55