Il y a beaucoup de choses à dire - et il s'en dit beaucoup - à propos du vote suisse concernant les minarets.
La première, c'est que la Suisse n'a pas de leçon de démocratie à recevoir de la part des pays musulmans. L'Indonésie, par exemple, ferait mieux de se présenter à Copenhague avec un programme de lutte contre la déforestation plutôt que de mobiliser ses mollah.
La deuxième, c'est que la démocratie peut générer toute sorte d'effets collatéraux, y compris non démocratiques.
Dans le cas qui nous intéresse, une majorité exprime démocratiquement son choix d'opprimer une minorité. Généralement, ces oppressions se produisent sans qu'il y ait besoin de consultation. Il me semble par exemple qu'il nous faudrait consulter les porcs industriels et les poules en batterie sur la vie brève qu'ils mènent ; cela serait, oui, réellement démocratique, même si les formes prises par ce vote ne passeraient pas par l'isoloir. C'est en voyant un boeuf se débattre à l'abattoir devant le pistolet qui allait l'assommer que je me suis aperçu que ce boeuf exprimait on ne peut plus clairement son désaccord avec le sort qui lui était réservé, même s'il ne l'exprimait pas en bon anglais. Les animaux ne sont pas des machines: chaque jour, nous exerçons des violences à leur égard et ils les perçoivent on ne peut plus clairement et douloureusement.
Dans d'autres cas, une décision prise de manière non démocratique manifeste plus de tolérance et d'ouverture d'esprit que les résultats attendus d'un référendum. Dans le cas de l'abolition de la peine de mort, François Mitterrand agissait en despote éclairé, et c'est le rôle d'un homme d'Etat que de passer outre, en certaines circonstances, l'opinion commune. Ailleurs, des votes démocratiquement exprimés aboutissent à la mise en place de systèmes non démocratiques, comme ce fut le cas de l'élection de Louis-Napoléon Bonaparte et du Parti Nazi. Le bouclier fiscal, la ristourne aux restaurateurs, deux mesures votées par nos représentants, sont également non démocratiques; elles nous ramènent en Suisse, où un Johnny réfugié cesse de fait de financer solidairement la sécurité sociale, la recherche, les retraites, tandis qu'il continue régulièrement d'engranger des millions d'euros en France par ses disques et concerts.
Ce qu'il convient de faire, lorsqu'on tient à la démocratie, c'est donc de se rappeler qu'elle ne se confond pas toujours avec la tolérance, et moins encore avec le choix de la raison. On peut se dire tolérant et ne tolérer de fait que des tolérances semblables à la sienne, de même qu'on peut être raciste et tolérant - c'est à dire garder son racisme par devers soi, et ne pas l'ériger en vérité mais le tenir pour une pulsion n'ayant pas sa place dans un débat. De même la phobie des araignées ne doit pas mener, normalement, à l'extermination programmée des araignées en dépit de toute raison. C'est le propre d'un homme réfléchi que de faire la part, dans ce qu'il pense et ressent, de ce qui relève d'une catégorie universalisable ou d'un sentiment réflexe. On peut être misogyne par devers soi et défendre le droit des femmes, et ne pas se permettre de plaisanterie sexiste. C'est toute la différence entre un individu, forcément humain et soucieux de ses intérêts, et un citoyen, qui se positionne à l'égard de choix de société et réfléchit au bien commun. Lorsque le lien social se délite, selon la formule de Jacques Chirac, la citoyenneté perd son sens au profit d'affirmations individuelles; mais dans un pays éduqué, la citoyenneté ne saurait non plus se résumer à un lavage de cerveau et à l'adoption de pétitions de principes considérées comme immarcescibles. Il y a place pour le débat. Et si ce qui devrait caractériser l'humanité, selon Nietzsche, est la "capacité de penser contre soi-même", j'observe que cette faculté n'est guère répandue, et que l'on se limite à proclamer que ce sont les "capitalistes" qui devraient, de leur propre chef, se tirer une balle dans le pied au nom du bien commun, les autres pouvant s'épargner toute réflexion au sujet de la place des humains sur la planète.
C'est pourquoi je reviens sur une note supprimée à la suite d'une remarque de mon bien-aimé lecteur Bardamu: comme j'appliquais le principe qui semble aller de soi dans le domaine de l'environnement (ce principe de compensation selon lequel un bon chèque règle tous les problèmes de destruction et d'annihilation d'écosystèmes entiers), le fait que je reporte ce principe sur la question des flux de migration - suggérant que ce n'est pas aux clandestins de payer le prix des persécutions dont ils sont l'objet, mais bien les pays qui laissent aller leur démographie en comptant sur d'autres pays pour leur servir de soupape, Bardamu observait que ma réflexion était stupide et semblait avaliser un discours dominant qui est, je le concède, parfaitement exécrable.
Je songe alors à ce que j'entends fréquemment au Brésil, à ce discours gigogne qui dit: ce n'est pas aux populations traditionnelles qui vivotent dans la forêt tropicale de payer le prix de la protection environnementale, par l'interdiction de planter en forêt primaire, par l'interdiction d'abattre les jaguars, un discours porté au carré par les Etats de l'Amazonie brésilienne qui défendent leur droit à se développer au même degré que les Etats du sud de la Confédération, puis au cube par l'Etat brésilien lui-même, qui prétend que c'est aux pays riches d'assumer la part principale de la facture du réchauffement climatique, à quoi les pays riches répondront qu'ils ne peuvent payer une dette léguée par leurs arrière-grands-parents, auteurs de la révolution industrielle, ce sur quoi nous aboutirons à une déclaration signée par l'Humanité entière selon laquelle les Humains ne sont pas responsables, à titre individuel, du réchauffement climatique. Face à un problème commun, l'attitude consiste donc à minimiser la part que l'on y prend, espérant toutefois tirer bénéfice des sacrifices consentis pas les autres. Et tous, nous faisons mine de croire que ce "développement" dont on parle a du sens dans des pays qui n'ont aucun mécanisme de redistribution, comme le Nigeria. Et l'on parle de "mettre la main à la poche" pour les pays riches, entérinant ainsi un autre discours dominant, selon lequel le bien-être et l'amélioration des conditions de vie est une question d'argent, sans se demander où passe l'aide internationale, par quels canaux elle parvient à ceux qui en ont besoin, et sans se demander quel développement est possible dans des territoires exsangues, pillés, détruits par la pression humaine.
Or donc, si l'on s'aventurait à dire, selon la même ligne de raisonnement : ce n'est pas aux populations défavorisées, malmenées, d'assumer l'intégration progressive d'une immigration que la crise transforme en problème de société; et c'est un fait parfaitement humain que de rejeter, à mesure que l'on s'installe, ceux qui viennent après nous - car je ne suis pas sûr que des populations issues de deux ou trois générations de migrants voient d'un très bon oeil l'installation de nouvelles levées de réfugiés économiques; pire encore, les Grecs, les Italiens, les Portugais, pays de forte émigration, voient d'un très mauvais oeil l'arrivée d'Albanais, de Philippins et d'Africains. On postule en permanence que l'intolérance, le racisme, le rejet des Autres est une attitude de nantis; mais les Indiens Pataxo que j'ai longuement fréquentés, Indiens métissés après une longue histoire de diaspora, parlent sans cesse de "purification de la race", appellent les Noirs des singes (Ingolà) et placent les "Gringos" (les touristes étrangers) sur la même échelle que les Indiens sauvages, nus et mangeurs de viande crue, parce qu'ils ne savent pas parler portugais. Mais comme ils sont minoritaires, et parce qu'ils ont longuement souffert, les visiteurs considèrent avec attendrissement cette fierté proclamée, comme si les Pataxo, finalement, n'étaient pas aussi humains ou citoyens que nous, ou comme si leur humanité n'avait pas le même poids ou le même impact. C'est ce que j'appelle l'angélisme: le postulat selon lequel les populations pauvres ou opprimées sont par nature bonnes et dignes de respect, et que leur intolérance doit être compensée par notre tolérance à nous, occidentaux, civilisés donc tolérants, en une posture de Léviathan bien pensant. Cela, ce n'est pas de l'humanisme: c'est du paternalisme.
Mais j'attire l'attention sur ce fait, qu'en observant et prenant acte du rejet exprimé par des populations en souffrance face à l'arrivée de nouveaux habitants, eux-mêmes jetés à l'aventure par des régimes irresponsables, générant des dynamiques démographiques qui interdisent toute stabilisation de la population humaine, on est vite taxé d'anti-humanisme. Ainsi, Isabelle Stengers, qu'on a connue mieux inspirée, expédie la question en un paragraphe, page 56 de son Au temps des catastrophes: ceux qui parlent de "problème démographique" sont "en général des experts bien nourris, habitués des avions". Et cela l'amène, évidemment, à dénoncer dans la foulée de Luc Ferry une écologie profonde qui n'est que fantasme d'intellectuel parisien : "Les calculs dits rationnels, qui aboutissent à conclure que la seule solution est l'éradication de la très grande majorité des humains d'ici la fin du siècle, dissimulent à peine le délire d'une abstraction meurtrière et obscène". C'est la figure inversée de ceux qui parlent de "retour à l'âge de pierre" dès qu'ils entendent parler de décroissance économique. Dans leur bouche, Malthus - qu'ils n'ont pas lu - est un gros mot ("haha, Malthus pointe son nez!" lit-on de ci de là dans les forums, dès qu'un commentateur mentionne la question de la croissance démographique, comme si Malthus était un SS). Ils ne sont donc pas encore descendus de la roche prométhéenne où le Dieu enchaîné défia la nature et s'en affranchit au profit des humains? Ils ne parviennent donc pas à comprendre qu'ils sont une émanation des systèmes naturels, et que c'est l'environnement qui a des droits sur l'homme, comme l'affirmait Lévi-Strauss, et non l'inverse ?
En revanche, il est parfaitement humaniste de défendre des populations pauvres confrontées à des restrictions environnementales (voir note suivante), il est humaniste d'acquiescer à l'extermination d'une espèce animale au nom du danger que courent les humains ou leurs chiens de risquer peut-être une rencontre à mesure que les forêts déclinent, il est humaniste de défendre le droit des pays en développement à polluer sans limite, ou du moins jusqu'à atteindre les montants fantaisistes de pollution qu'ils envisagent pour l'avenir. La position du Brésil, par exemple, vise à une réduction de 20% de ses émissions dans les trente ans à venir, par rapport aux prévisions de croissance - et non à 1990, comme le fait l'UE...
Bref, il est humaniste de placer les humains au premier plan, avant même le phytoplancton, toujours, en toute circonstance, et les pauvres avant les riches; quelle conscience, et quel progrès depuis le Nouveau Testament !
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