Je voudrais clarifier certains points, et éclaircir le débat concernant les aires protégées. Mon hypothèse est que la position humaniste face à la protection de la nature aboutit à une destruction certes ralentie, mais cependant inéluctable, des espaces protégés.
Je me fonde sur le postulat suivant: on peut détruire ce que l'on a protégé; en revanche, on ne peut protéger ce que l'on a détruit. La dynamique de destruction, donc, l'emportera toujours sur l'attentisme de la protection, qui ne fait que parer certains coups.
J'en veux pour exemple une conversation assez vive avec une collègue anthropologue travaillant en Inde, dans un Etat où une aire protégée, créée il y a une vingtaine d'années, ne cesse de s'étendre afin de faire face à l'augmentation du nombre d'animaux qui y sont parqués.
La situation, présentée en ses termes, était la suivante: "Ces habitants ont toujours vécu en harmonie avec la nature qui les entourait, puisant le bois de chauffe et les plantes médicinales dans la forêt environnante. A présent, les gardes du parc tirent à vue sur les contrevenants, on leur a coupé tout accès à ce qui constituait un complément indispensable aux revenus des foyers, et on les condamne ainsi à la misère, cependant que les éléphants et les buffles détruisent leurs champs".
Devant ce tableau pathétique, qui reprend dans ses grandes lignes ce que tout anthropologue dit face à une telle situation, on comprend que face à moi qui défendais l'utilité et la nécessité des aires protégées cette collègue me lançait à la tête des "Et alors, tu fais quoi? Tu fais quoi dans cette situation? T'as un éléphant dans ton champ tu fais quoi?" Etc.
Telle que la situation est exposée, je ne "fais rien" car je ne puis rien faire: il ne sert à rien de proposer la poursuite d'un raisonnement qui n'a pas de prémisses.
Cette collègue omettait, évidemment, un certain nombre d'éléments, par exemple:
- Si la coexistence précédait la création du parc, cela signifie-t-il qu'auparavant les éléphants n'envahissaient pas les cultures? Et si oui, pourquoi est-ce un problème aujourd'hui quand ça ne l'était pas autrefois?
- Si le Parc est livré à ceux qui s'en considèrent comme les légitimes propriétaires, que se passera-t-il ? Comme cette collègue se refuse à admettre que la situation de misère est due au manque de terre provoqué par la croissance démographique, il va de soi que l'abandon du parc entraînera son occupation, et donc sa destruction progressive et inéluctable, par la conversion en domaine arable. L'absence de ressource complémentaires sera donc palliée durant une dizaine d'années, à la suite desquelles les humains se retrouveront entre eux, dans la même situation qu'auparavant.
En d'autres termes, cette collègue ne voulait voir de fatalité qu'en l'augmentation de la population humaine, et taxait en revanche l'augmentation du nombre d'éléphants, de buffles et autres ravageurs de politique délibérée d'un environnementalisme aveugle, ne tenant pas compte des humains. Le problème étant ainsi posé, le "tu fais quoi? tu fais quoi?" équivaut à une mise en accusation. Partant de là, elle pouvait en toute conscience se déclarer partisane d'une protection des milieux, affirmer comprendre les risques majeurs d'une destruction des écosystèmes en termes de déficit hydrique, assèchement progressif, et perte de la faculté de régénération et de repeuplement, mais s'enferrait dans son analyse d'une situation où les paysans étaient des victimes et qu'il fallait donc préserver ailleurs, un peu plus loin (on se demande quels sont les "ailleurs" protégeables en Inde - peut-être en Amazonie?).
Le résultat est bien entendu qu'il faut protéger d'abord les humains, la nature venant ensuite. D'où le postulat initial: pour protéger ce qu'il reste de nature, encore faut-il ne pas détruire préalablement ce que l'on a péniblement mis à l'abri. Et rappelons ce fait élémentaire: c'est l'homme qui dépend de la nature pour sa propre survie, et non l'inverse.
Un exemple similaire, presque un cas d'école, se rencontre en Afrique, dans les zones où survit l'éléphant de forêt (espèce solitaire vivant sous couvert arboré). On accorde aux paysans pauvres le droit d'abattre les éléphants qui s'égarent dans leurs bananeraies. C'est parfaitement logique.
Toutefois, on s'aperçoit bien vite que les mêmes bananeraies progressent inexorablement sur l'espace occupé préalablement par la forêt. Les éléphants se voient donc progressivement mis à l'étroit, puis acculés, dans la mesure où leur population se maintient dans un espace qui rétrécit. Dès lors, et faute de ressources alimentaires, chaque éléphant, à titre individuel, va chercher à s'alimenter, un jour ou l'autre dans ces mêmes bananeraies, et par conséquent, se verra abattu. Viendra donc le jour où le dernier éléphant se retrouvera dans la bananeraie d'un paysan pauvre, qui l'abattra. Fin de l'épisode, fin de l'éléphant de forêt.
En Amazonie, les petits producteurs ruraux considèrent les bovins comme un capital sur pied. Pas question donc de les manger. Pour l'alimentation carnée, ils privilégient donc la chasse dans les reliquats de forêt. Les jaguars ne trouvant plus rien à manger à couvert se rabattent sur les boeufs et sur les chiens, et sont donc abattus. Fin du jaguar.
C'est ici que l'on s'aperçoit de toute la puissance heuristique de cette question humaniste posée par ma collègue: "Et alors, tu fais quoi? Tu fais quoi?"
Eh bien, une fois encore, il n'y a rien à faire, sauf à constater qu'une politique de protection qui aboutit à ce résultat, de céder aux humains pauvres et opprimés le droit d'enfreindre le dispositif de protection, signifie en réalité un dispositif de non-protection, ou de destruction "moins rapide". Donc c'est un dispositif qu'il est inutile de mettre en place. Il conviendrait alors que l'on s'entende: à quoi bon créer des aires protégées? Les humains ont-ils, après tout, tellement besoin de la nature? On peut parfaitement vivre sans oxygène, sans eau, sans nourriture !
Pour l'appréciation d'une telle politique en territoire français, je renvoie à la lecture de l'article de Laurent Mermet sur le financement de la protection de l'ours, qui aboutit à financer le pastoralisme pyrénéen ("en voie d'extinction") aux dépens de l'ours, objet initial de la protection.
Sur le même sujet, dans Anthropopotame:
Nouvelles propositions concernant les forêts tropicales
Principe d'incertitude, principe de précaution
Bibliographie:
MERMET L. & BENHAMMOU F., 2005, « Prolonger
l'inaction environnementale dans un monde familier : la fabrication stratégique
de l'incertitude sur les ours du Béarn », Ecologie et politique 31,
p. 121-136.
SCHWARTZMAN S, MOREIRA A, NEPSTAD D. 2000. Rethinking tropical forest conservation: perils in parks. Conserv. Biol. 14:1351–57
WEST Paige, IGOE James, BROCKINGTON Dan, 2006, Parks and Peoples: The Social Impact of Protected Areas, Annual review of Anthropology, 35, pp. 14.1–14.27
WITTEMYER G., ELSEN P., BEAN W. T., COLEMAN A., BURTON O., BRASHARES Justin S., 2008, Accelerated Human Population Growth at Protected Area Edges, Science, vol. 321, no5885, pp. 123-126.
Laurent, pas Daniel ....
Rédigé par : Narayan | mardi 08 déc 2009 à 16:22
Vous chipotez, ma chère, vous chipotez!
Rédigé par : anthropopotame | mardi 08 déc 2009 à 17:12