Alfred Métraux à Pierre Verger, Port-au-Prince, le 3 avril 1949
"Mon cher ami,
Que je vous parle de moi. Ma vie ici s'est figée à un tel point que je n'ai plus la notion du temps. Il me semble que vous êtes parti hier. Je continue de parcourir dans le command-car la route de Jacmel que vous me reprochiez de ne pas observer. Les détails m'en sont devenus malheureusement trop familiers. Le projet de Marbial végète et prend un caractère de plus en plus sordide. Les paysans crèvent de faim plus encore que l'année dernière. Quant à l'UNESCO qui nous a envoyé un haut fonctionnaire, elle se comporte comme certains types de ratés qui dédaignent toujours la tâche présente en faveur de plans grandioses auprès desquels la réalité dont on veut les entretenir ne mérite pas de figurer. Tout prend donc l'allure d'une farce et d'une mystification qui commencent sérieusement à m'ennuyer d'autant plus que les mois passent et qu'il n'est pas question de mon retour en France. Cette année est sans doute la dernière que je passe à l'UNESCO car j'ignore si je suis d'humeur à vivre ainsi dans l'irréalité d'un univers dont rapports et conférences font la seule substance. Malheureusement il faut vivre et je n'ai pour l'instant d'autre alternative que de reprendre mon poste aux Nations-Unies où je mènerai une vie souterraine et faite d'ennui. Mon humeur en ce moment n'est pas bonne. Il est possible que je sente les effets d'une malaria larvée, mais il m'est rarement arrivé d'éprouver un détachement aussi absolu et un sentiment aussi complet d'éloignement vis-à-vis de toutes choses. Je suppose que c'est ce qu'on entend par tropicalisation, envoûtement des pays chauds, etc. ou simplement fatigue nerveuse, mais le fait est que je n'éprouve même pas le désir de quitter Haïti où cependant rien ne me retient. Le vodou n'a même plus d'attrait pour moi. Ma plus grande joie est de rester seul dans ma petite chambre de Marbial et de regarder tomber la pluie. Je me sens alors en sûreté et savoure les joies de l'isolement et de l'irresponsabilité. Serais-je en train de devenir un sage? Je ne sais trop pourquoi je suis hanté par l'impression que mon voyage touche à sa fin - j'entends le voyage de ma vraie vie."
in LE BOULER Jean-Pierre, le Pied à l’étrier, Correspondance d’Alfred Métraux et de Pierre Verger 1946-1963, Jean-Michel Place, 1994, pp.105-106.
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