Le "processus de civilisation" est le terme par lequel on désigne l'évolution des moeurs au sein d'une société, et plus particulièrement la société occidentale qui a fait de la "civilisation" sa marque de fabrique.
Ce processus a été pensé et décrit par Norbert Elias, dans un ouvrage séminal, publié en allemand en 1939 et sorti en France, en deux volumes, en 1973 et 1977.
Afin de comprendre les dynamiques des sociétés occidentales, et les convergences observées d'abord au sein des cours puis au sein des populations, Elias se concentre d'abord sur les manières de table. Il observe que les prescriptions n'ont jamais manqué, sous forme allusive ou de traités de bonne manière, auxquels Erasme lui-même sacrifia. De l'usage du couteau à celui de la fourchette, en passant par l'assiette individuelle et l'interdiction de recracher les os dans le plat commun, de nouvelles manières s'imposent et dont le médiateur est d'abord le regard des convives. Un contrôle social s'exerce sur les comportements individuels, et c'est ainsi que les moeurs, progressivement, deviennent policées.
Une époque se construit ainsi en se différenciant de la précédente, comme la nôtre s'édifie sur le fantasme d'un "âge des cavernes", ou plus spécifiquement, en contrecarrant tel ou tel aspect de celle qui a immédiatement précédé (en condamnant par exemple les attitudes néocoloniales ayant récemment sévi en Haïti).
Cette réflexion d'Elias a fait l'objet d'un développement magistral dans un livre écrit par Eric Baratay et Elisabeth Hardouin-Fugier, publié en 1998, et que j'ai dû acheter en anglais car l'original était épuisé en français. Il s'agit de Zoo: Histoire des jardins zoologiques en Occident (XVIe-XXe siècle). Le livre est très abondamment illustré, au point qu'on aimerait qu'il en existe un exemplaire de poche, sans illustrations, facilitant la manipulation.
C'est donc par l'étude de l'évolution des jardins zoologiques, depuis les jeux de cirque jusqu'aux ménageries royales puis aux parcs animaliers contemporains, que les auteurs mettent en évidence ce processus de civilisation dans le traitement infligé aux animaux captifs. La mise à mort des animaux au cours de combats ou de massacres, destinée primitive de la faune capturée, suivie du prestige accordé aux possesseurs d'animaux rares aux temps des rivalités aristocratiques, jusqu'à la démocratisation de l'accès aux animaux enfermés, on voit se mettre en place un jeu de société où l'on cache et l'on découvre, où l'on offre puis on reprend, jusqu'à enfin justifier de l'enfermement de milliers de bêtes par les nécessités d'éducation du public.
Mais ce qui se joue est en réalité affaire humaine; affaire de possession et de prestige; affaire de soupape de sécurité aussi, où un peuple mal éduqué voit en les animaux un exutoire, lui jetant des lames de rasoir dissimulées dans du pain, insultant, crachant, au point que les gardiens des premiers jardins publics devaient défendre les bêtes de l'agressivité du public.
"Toute la journée, dit un gardien du zoo de Moscou (en 1900), une foule immense, chahuteuse et blasée, défilait devant les cages. Cette multitude, qui eût été saisie de panique en apercevant de loin n'importe lequel de ces animaux en liberté, se délectait à les voir ainsi désarmés, humiliés et avilis. Ils se vengeaient de leur propre couardise en se moquant d'eux, en les houspillant de leurs voix fortes, en secouant leurs chaînes, et les remontrances des gardiens leur attirait toujours cet argument imparable: "j'ai payé mon entrée"." (p.186)
Notre rapport aux animaux et le respect qui est de mise à leur égard, respect qui n'est le plus souvent que de pure forme, constitue cependant un progrès. C'est un progrès et c'est heureux car le livre de Baratay et Hardouin-Fugier donne également des chiffres effarants: de l'Empire romain à nos jours, des millions d'animaux, en particulier des fauves, ont été capturés, transportés dans des conditions effroyables, des orang-outangs, des phoques, emmenés à fond de cale pour des voyages qui duraient des mois, peu ou pas nourris - on ignorait la plupart du temps les besoins spécifiques. A l'arrivée, il leur fallait défiler comme au triomphe, enchaînés, entravés, sous les quolibets d'une foule en cortège voyant là, dans leur propre misère, une forme vengeresse de domination.
Pour un éléphanteau, un troupeau de femelles était abattu, pour un gorille, c'était le clan tout entier. Si l'on fait l'inventaire de la ménagerie royale de Versailles, on énumérera parmi les animaux qui survivent des espèces ayant disparu aujourd'hui - hippotrague bleu par exemple. L'ignorance des besoins et les conditions de détention impliquait une mortalité immense dans les premiers mois, raison pour laquelle on importait, encore et encore, d'autres spécimens pour la continuité de l'exposition. L'ouvrage cite des chiffres, des listes d'animaux importés, et on se sent pris d'effroi devant l'ampleur de ce commerce.
On peut penser que de meilleurs traitements sont venus en leur temps, opportunément. A mesure que les espaces alloués à la faune sauvage se réduit, il se produit dans la civilisation un policement des moeurs qui étend aux animaux le sentiment de dignité, qui fait que nous souffrons intimement de voir des éléphants en jupette et des fauves enchaînés. C'est au moment où pèsent les plus grandes menaces, au moment d'une expansion inédite de l'humanité sur l'ensemble de la planète, qu'un plus grand respect pour ce monde vaincu vient empêcher la curée...
Et pour ma part, je ne puis que souligner la justesse de cette idée qui voit en l'accès à la justice ou à l'équité sociale la condition d'un meilleur traitement des animaux. Il est courant au Brésil de voir, dans des programmes télévisés, de jeunes orang-outangs en tutu pédalant sur des tricycles, cerclés par une foule hilare, assommés de musique. Les Indiens chez qui j'étais en assistant à l'un de ces programmes hurlaient de rire à voir ce primate être ridiculisé.
Au zoo d'Asuncion, au Paraguay, j'ai vu des spectateurs s'agréger autour d'une fosse immonde, au fond de laquelle un unique tatou prenait un bain de soleil, posé sur le dos. Les gens lui crachaient dessus, se défiant les uns les autres: c'était à qui viserait le mieux.
Au zoo de Lisbonne, enfin, face aux chimpanzés, les humains balançaient des cailloux en poussant des cris de singe. Plus loin, un ours solitaire, dans une cage sans abri, sans espace, de ciment et de barreaux, poussait des soupirs et chiffonnait un emballage d'aluminium, le défroissait puis le chiffonnait à nouveau, n'ayant pour surmonter son ennui que ce paquet de chips vide que lui avait lancé un visiteur négligent - ou généreux?
Cet ouvrage permet de poser différemment la question des rapports de l'humanité aux autres êtres. La "prise de conscience" d'une urgence environnementale ne serait pas tant le résultat de la situation actuelle - et déplorable - des écosystèmes en général, que de l'extension inéluctable à d'autres espèces du processus de civilisation, une forme de politesse universelle, une "courtoisie", extension qui a d'abord touché les peuples "primitifs", soudain considérés comme des expressions respectables de la diversité humaine, puis les femmes, passant de simples génitrices à électrices et collègues, et finalement, en bout de course, à ce qui reste du vivant. C'est ce qui explique que la corrida, mettant en scène des taureaux élevés à cet usage, suscite la réprobation tout autant que l'extermination des tigres, et soit qualifiée de "coutume barbare", "d'expression d'un autre âge". Notre temps n'accepte plus cela, et il faut s'en réjouir.
Autant votre note est intéressante (j'irai lire ce livre puisqu'il semble d'un contenu si inédit : il est d'ailleurs disponible dans 16 BM parisiennes, et les 17 exemplaires sont sur les rayons, tant pis pour les fétichistes de la propriété en effet), autant votre conclusion est réductrice : la corrida serait comme la chasse pour d'autres, les restes d'une époque révolue ("moyenâgeuse", mais je goûte peu Elias : ce ne sont pas tant les moeurs qui ont changé (venez dans nos lycées) que les conditions sociales qui les ont unifiées). C'est encore une fois un point de vue déterminé avant l'analyse : les spectateurs de corrida sont-ils vraiment assoiffés de sang ? A voir !
Je trouve d'ailleurs la moralisation fort peu scientifique : il ne faut pas se réjouir que nous soyons plus civilisés au zoo que naguère (auto-glorification), mais se demander ce que nous cherchons en allant au zoo (là, ça a changé).
Il n'est enfin pas nécessaire de dire que nous avons sympathiser avec Gaïa pour voter EE, à se rythme là on en est réduit comme vous l'avez été à user de l'argument du panda : "quoi, vous n'avez pas de coeur envers ce gentil ourse blanc qui ne va plus trouver à manger ?". Je serais pour ma part plus sensible à des arguments matériels (parce qu'on met ce qu'on veut dans les idées généreuses) : c'est parce qu'il n'est pas de leur intérêt à ce que se poursuive le réchauffement climatique que les humains s'en inquiètent (vous me direz, les tempêtes, catastrophes et autres canicules ou étés chauds ont beau dos : une ruse de la Nature ?).
Rédigé par : Bardamu | mercredi 17 mar 2010 à 20:45
Vous dites:"C'est encore une fois un point de vue déterminé avant l'analyse : les spectateurs de corrida sont-ils vraiment assoiffés de sang ?"
Mon analyse porte sur ceux qui condamnent la corrida en invoquant des arguments qui mentionnent des progrès accomplis dans la civilisation, d'où l'emploi récurrent de termes tels "barbarie".. Ai-je dit quelque part que les aficionados étaient assoiffés de sang? J'ai parlé de la condamnation de la corrida selon une analyse du "processus de civilisation" qui fait que certaines choses, qui étaient tolérables auparavant, apparaissent soudain intolérables.
Bardamu, cessez s'il vous plaît de me caricaturer.
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 17 mar 2010 à 22:09