NB: avant de commencer la lecture, je suggère au lecteur de regarder l'album de photos ici.
3 mai. Arrivé à 7h30. Il souffle un vent glacial, je commence par m’enfermer dans le bureau pour vérifier la généalogie du troupeau.
Luisa et Sonia sont les plus âgées, datent de l’ancien élevage, pas de registre, mais vraisemblablement nées en 2002.
Alexandra est née le 28/07/2006, Cristina le 22/08/2003, Maria le 15/04/2005, Lucinda le 25/08/2005, Madalena le 18/07/2006, Carla le 11/ 08/2006, Basilic le 12/08/2006, Yasmina le 27/07/2005, Marta le 10/10/2006 donc la plus jeune, Laura le 09/07/2006, Julia le 07/08/2003 (donc une des plus vieilles), Eva vieille également 21/08/2003 (née un jour avant Cristina), Sarah le 06/08/2006, et je n’ai pas encore les infos sur Marcia (7791) et Manuela (7654) car je ne les avais pas repérées.
Apparemment, il n’y a ni sœurs ni mères et filles.
Je discute assez longuement avec Jérôme : il m’explique que la couleur du pull joue en effet, et que quand il entre dans les étables le dimanche, bien habillé, les vaches sont affolées. Il y a aussi les détails qui m’échappent sur le registre, par exemple la mention « vêleuse » : j’apprends qu’il s’agit d’un palan surmontant une planche métallique ressemblant à une guillotine qui sert à tirer les veaux hors de la mère. Ils n’en font plus usage car ne sentent pas leur force et cela risque de blesser le veau. Ils tirent à la main une corde passée aux pattes si nécessaire.
Plus de pies ni de corneilles : Jean a rendu les cages.
Je me rends au champ : je reçois un bon accueil, cette fois-ci j’ai un pull bleu. Ce sont Marcia et Laura qui viennent les premières, suivie de Marta dont je me méfie à présent. Jérôme m’a raconté pourquoi elle est devenue agressive : lorsqu’ils ont voulu l’écorner, la tête prise aux cornadis et maintenue par une corne, elle a réussi à se dégager après la première corne ; elle est donc restée inapprochable plusieurs mois, la corde lui enserrant les cornes, qui a mesure qu’elles grandissaient lui faisaient mal. Depuis elle est devenue imprévisible – et c’est la plus jeune du troupeau, toutes les vaches passent leurs nerfs dessus.
Il est 9h, je reçois des visites ponctuelles, Marta me tourne autour.
A 9h05, elles commencent à ruminer. Je me déplace, dos au soleil. Certaines se lèvent, Cristina vient me flairer, et Marta me tourne à nouveau autour.
A 9h20, la moitié du groupe se remet à brouter. 5 sont couchées autour de Basilic. On a moins froid dans les hautes herbes, je me tiens recourbé. Elles me font envie avec leur chaleur douce.
Yasmina lèche Carla, Maria se couche tout contre Sonia, et Marta vient se glisser entre elles deux – toutes ont au moins un an de différence d’âge. C’est bien le froid qui les rapproche.
Je constate qu’elles se sont couchées au même endroit qu’hier, ou à peu près.
Jérôme vient faire son inspection ; toutes se lèvent et l’entourent, se demandent si elles vont changer de champ. Ils ont planté du trèfle dans les champs alentour, cela les dispense d’ajouter de l’azote ; mais attention, dit-il, il ne faut surtout pas faire passer les vaches de la stabulation à un champ de trèfle, car elles exploseraient (il a employé une autre expression que j’ai oubliée). Il me dit également que toutes les vaches de ce champ sont enceintes, vont accoucher en juillet ; donc Basilic n’a rien à faire, c’est juste qu’ils ne savent pas où le garder. Pauvre Basilic ! Jérôme est très doux avec les vaches, il prend le temps de m’expliquer les choses, les plantes qui sont dangereuses pour les vaches – une ombellifère qu’il appelle finsac ou pinsac, leur carotte est mortelle si elles arrivent à la tirer du sol.
A 10h30, frigorifié, je passe boire un café chez ma cousine Isabelle (sa fille Amandine est l’amie de Cyril). Elle m’apprend que la famille de Cyril est plutôt contente de m’avoir car ma présence habitue les vaches aux humains. Pour l’instant mes rapports avec le troupeau sont meilleurs qu’avec les Indiens Galibi, il faut dire qu’aux vaches je ne pose pas de questions indiscrètes.
A 11h je rentre au champ, croisant Jérôme qui passe du désherbant sur les ombellifères qui bordent une prairie. Il semble gêné : « Tu es contre ? » Il m’explique qu’il laisse pousser le reste, ronces, chardons, orties, mais qu’il y a danger pour les vaches avec ces pinsac.
Une fois rassis, je reçois la visite de Cristina, puis Julia, puis Marcia. Julia donne un coup à Marcia. Elles se mettent ensuite en double file et partent à l’autre bout du champ.
La prochaine fois je prendrai des jumelles, car je peine à
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A 11h10, les voilà toutes recouchées ! Le froid les incite à se tenir au plus près du sol. Je me rapproche de Madalena, pas de réaction. Je contourne un peu le troupeau pour voir Sonia de près, personne ne bouge. Juste Basilic qui se lève de temps en temps, essaye de se gratter avec sa patte arrière, mais n’y arrive pas car il est trop long et trop gros. A quatre reprises il se déplace et va se coucher auprès d’autres vaches, comme s’il faisait le tour du troupeau.
Le troupeau, ainsi couché, présente la configuration suivante : toutes sont couchées et alternent rumination et somnolence. Mais elles ont TOUTES la tête tournée vers le sud.
A l’ouest, un peu à l’écart des autres, Carla, que je n’ai jamais approchée. Au sud, Cristina, derrière laquelle se concentre le gros du troupeau. A l’est, Luisa. Au nord, Eva. Le troupeau décrit donc un losange, et Basilic s’est déplacé d’ouest en est, rejoignant progressivement Luisa. Marta aussi s’est couchée auprès d’elle après être restée longtemps à ruminer debout.
A 11h30, rumination intense. Je m’assois en face de Sonia, à deux mètres environ ; elle fait bc de bruit en ruminant. Luisa se couche sur le flanc. Basilic se regratte vainement puis se couche tout auprès d’elle.
Il ne se passe pas grand-chose. A 11h45 je décide de les quitter, mais je passe en zigzag parmi elles pour voir leur réaction : aucune. Seule une (Yasmina) finit par se lever, mais sans hâte et sans m’accompagner. Au revoir, les vaches, leur dis-je. Je reviendrai à la mi-mai.
Evidemment il faut que je revoie ma méthode. Si elles ruminent de 10h à midi, cela ne me donne pas grand-chose à observer. Donc il n’est plus question que j’y passe seulement la matinée, je devrai dorénavant rester l’après-midi, apporter un sandwich, etc. Je sais qu’elles resteront dans ce champ ou celui d’à côté au moins jusqu’en juillet (ils les rentrent au moment du vêlage, pour qu’elles mangent de la paille et maigrissent un peu avant l’accouchement, sinon le veau a du mal à passer) ; cela me laissera le temps d’installer un petit campement et de suspendre mon hamac pour passer là quelques nuits (de pleine lune si possible). N’était le froid de ce matin, j’aurais vraiment savouré le progrès : il est très difficile, selon Jérôme, d’obtenir qu’elles restent couchées quand on passe près d’elles. J’ai bien vu à l’attitude de Basilic que ma présence lui indifférait complètement ; il me fait vraiment rire, spontanément je l’appelle Salsifis, je ne sais pourquoi, et je l’imagine déboulant dans une arène parée d’ombre, d’or et de lumière.
Seule Marta semble très intéressée par moi, mais peut-être parce qu’elle est la plus jeune et qu’elle s’ennuie avec les autres. Son coup de corne de samedi était vraiment mesuré, je crois qu’elle ne cherchait pas à me faire mal, ni même peur, mais juste à jouer. J’aurais dû la laisser davantage me toucher aujourd’hui. Je crains d’ailleurs pour sa vie car Jérôme m’a laissé entendre qu’il la trouvait « pas fine », donc bonne pour la réforme. « Et elle n’est pas belle » ajoute-t-il. Je proteste : moi je la trouve très jolie et attachante, je prends sa défense et j’insiste pour que troupeau reste complet jusqu’à la fin de l’enquête, huhu.
Evidemment, on est tenté de provoquer des événements afin d’observer leurs réactions, du genre dresser un labyrinthe dans le champ, mais je ne veux pas cela. Si la moitié de leur temps libre se passe en rumination, eh bien je m’en contenterai. Il faudrait que je mange quand elles mangent, mâche du chewing gum quand elles ruminent, somnole quand elles somnolent, et que j’accepte les coups de corne de Marta même si cela implique que je serais tout en bas de la hiérarchie du troupeau…
Ça me rappelle des souvenirs car j'ai pas mal fréquenté ces blondes-là dans une autre vie il y a une quinzaine d'années (ainsi que des montbéliards). Plus jeune encore, c'était les quelques frisonnes et normandes de mon grand-père.
Je pense aussi (référence au billet précédent) que von Uëxkull avait développé des choses très intéressantes qui malheureusement n'ont guère eu de suite. Si je peux me permettre, notre "dissociation des plans" (celle de Gagnepain je veux dire) serait très utile pour reprendre à nouveaux frais et prolonger ces travaux de von Uëxkull. Car ce dernier mêlait à mon sens dans son Umwelt une dimension proprement cognitive (celle des capacités sensorielles et perceptives propres à chaque espèce : la "signification" dont tu parles au billet précédent) et une dimension "somasique" (celle de la façon de faire corps et du même coup "environnement", dotant le sujet d'une spatialité en même temps que d'une temporalité, différente là aussi selon les espèces). D'un point de vue clinique, cette distinction est attestée chez l'humain par toute la différence qu'il peut y avoir par exemple entre une agnosie d'une part et l'autisme de l'autre ou encore les troubles observés dans le syndrome de Korsakoff. Il serait intéressant de rechercher l'équivalent de cette distinction clinique chez d'autres espèces.
Rédigé par : Anthropiques | mardi 04 mai 2010 à 19:48
C'est touchant ce que tu racontes sur Marta. Moi aussi je m'y attache du coup ! C'est tout à fait le genre de mouvements non contrôlés des poulains "yearlings" (1 an) : ils ont grandi mais ont toujours les mêmes mouvements que lorsqu'ils faisaient la moitié de leur poids. Je me suis pris des sabots sur les pieds et des coups de tête plus souvent qu'à mon tour, pourtant rien n'était jamais méchant ou intentionnel. Seulement des mouvements trop brusques et enthousiastes de bébés qui ne se sont pas perçus grandir. Un peu comme un dogue allemand qui se prendrait pour un teckel nain...
Je me rappelle avoir lu un entretien avec Hélène Grimaud, la pianiste éleveuse de loups. Le journaliste la regardait s'habiller pour aller voir ses protégés dans leur enclos, et il s'étonnait de la voir enfiler épaisseur sur épaisseur, gants de jardinage et molletons légers sur les jambes. Elle expliquait que les loups pour souhaiter la bienvenue et manifester leur amitié mordillent leur hôte -- et des crocs de loup, c'est mieux de s'enfoncer dans quelques épaisseurs de coton plutôt que dans la chair fraîche, même si c'est "pour rire"...
Rédigé par : Dodinette | mercredi 05 mai 2010 à 01:16
Huhu Dodinette, Marta m'a quand même donné un coup de corne dans la tempe, et je t'assure qu'elles connaissent parfaitement la longueur de leurs cornes. Un peu plus et ce blog aurait fermé faute d'anthropopotame. Mais je vais faire comme Hélène Grimaud - dont je suis secrètement amoureux - et aller au champ avec un casque de moto.
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 05 mai 2010 à 08:35
Quelles jolies et plaisantes blondes !
Je souhaite à Marta la clémence de l'éleveur ; elle est tellement attachante !
Je quand même suis étonnée que l'éleveur n'ait pas plus confiance en la compétence de ses vaches pour distinguer les "bonnes" des "mauvaises" plantes pour leur alimentation !
Rédigé par : Hypathie | mercredi 05 mai 2010 à 16:22
@ Hypathie, justement le trèfle n'est pas foncièrement mauvais... c'est justement *tellement bon* qu'elles se jettent dessus ! :)
Rédigé par : Dodinette | mercredi 05 mai 2010 à 16:28
Hypathie, si j'ai bien compris, les feuilles sont très appréciées mais la carotte est mortelle, donc la crainte est que les vaches arrachent involontairement la carotte pour satisfaire AU CHOIX : leurs caprices de gourmettes//leurs grossiers appétits.
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 05 mai 2010 à 18:13
@ Dodinette : je sais que le trèfle, elles aiment tellement cela qu'elles font du météorisme si on les laisse s'en délecter à volonté ! Et elles risquent d'en mourir. Mais quand livrées à elles-même dans la nature "avant l'élevage", on les laissait faire, le trèfle, il n'y en avait pas de pleins champs non plus !
Autrement pour le déterrage des carottes, effectivement, bien que je pense les vaches délicates, il y a sans doute risque.
Rédigé par : Hypathie | jeudi 06 mai 2010 à 14:29