J'oubliais un épisode étrange, qui s'est produit hier.
Je suis allé sur les quais, sachant qu'il ne s'y passe plus grand chose depuis que la Mairie a interdit le tango. Un misérable haut-parleur réunit quelques danseurs mais il faut tendre l'oreille pour percevoir le rythme.
Je me tenais donc assis au bord de l'amphithéâtre, mélancolique, quand j'ai appris que ma chère Pascale se trouvait à Saint Paul avec cinq Mebêngôkre-Kayapo, du village de Moikarako, en tournée en France. Ceux-là ne luttent pas contre le barrage de Belo Monte, mais viennent filmer les coutumes françaises pour les montrer ensuite à leur village.
Je les ai donc rejoints, nous sommes allés à pied de St Paul jusqu'à l'Institut du Monde Arabe: à droite, la tour Eiffel, à gauche, la statue de Ste Geneviève, en face, la Tour d'Argent. J'ai retrouvé mon ami Bepunu qui m'avait choisi comme fournisseur de cigarettes au séminaire de Brasilia. Il m'a consciencieusement filmé tandis que j'attachais mon vélo, geste typiquement français.
Pascale était anxieuse car ils devaient affronter cinq heures de train le lendemain, et elle se demandait si elle aurait le temps d'acheter suffisamment de Coca, Fanta, et autres cochonneries dont les Indiens raffolent. Je comprends qu'à force de manger du gibier et de la farine de manioc on soit féru de junk-food, mais ce qui est drôle c'est que la curiosité des Indiens ne les porte pas du tout à tester la gastronomie locale.
J'ai parlé au cacique Kaikwa Ré, stupéfait de ce que j'habite à Paris, et nous avons programmé un mariage avec une jeune du village. Résigné, il m'a dit que de toute façon tout le monde était très mélangé aujourd'hui. J'ai répondu que j'envisageais plutôt de faire venir ma jeune épouse ici, car j'étais nul pour les abattis et je ne toucherais pas un tapir à deux mètres.
Parvenus sur les quais, j'ai cherché une partenaire crédible et j'en ai trouvé une qui sentait follement bon. "C'est un parfum japonais", me dit-elle. Trois petits tours et puis nous sommes partis, quelques mètres plus loin, regarder les gigues bien enthousiasmantes en réalité. Les Kayapo ont bien apprécié ces gigues et les instruments (vielle, guimbarde, fifres) qui les accompagnaient, surtout quand nous leur avons dit qu'il s'agissait de danses traditionnelles.
Puis je les ai laissés rentrer à leur hôtel. La situation était incongrue, ce mélange soudain d'Amazonie et de tango, mais en réalité je ne l'ai pas perçue comme telle, ce ne fut pas un moment étrange ou magique, et je me demande où réside l'alchimie qui nous permet parfois, les pieds dans le monde réel, de poser les yeux sur un monde enchanté.
Ah Anthropopotame, je donnerais cher pour faire venir mes amis Baniwa à Paris! Certains me disent qu'ils vont économiser pour me rendre visite l'an prochain, et je suis prête pour eux à importer des bidons de farine de manioc et à abîmer les murs de mon appart' pour y installer des crochets à hamacs. Quand je leur demande ce qu'ils aimeraient faire en France, ils me disent "passear, ir para o shopping, ajudar tua mãe a trabalhar na roça"
Rédigé par : isadora | mercredi 23 juin 2010 à 21:05