Ainsi commence la tribune publiée par la Garde des Sceaux dans le Monde d'hier. Ironiquement intitulée "Pour l'honneur de la Justice", cette diatribe anti-tout-le-monde reprend la rhétorique employée par Eric Woerth ("ça commence à bien faire!" "là ça suffit vraiment!") tournée en dérision par le Canard du 21 juillet. A lire les réactions des lecteurs, on comprend à quel point le pouvoir est mal en point, et dans l'incapacité de gouverner en vue de l'intérêt général. On se gausse chaque fois qu'intervient un ministre, notre Président fait piètre figure à l'étranger, et l'entretien accordé à Thierry Henry au retour d'Afrique du Sud, aux dépens d'une réunion marquée de longue date avec des ONG humanitaires, en dit long sur sa profondeur de vue. Cela venant après tant d'épisodes qui nous ont rendus, collectivement, honteux ou mal à l'aise - le dîner au Fouquet's, Johnny place de la Concorde, les retrouvailles avec Cecilia, un étudiant de 2e année de Droit à la tête d'un groupement d'intérêt valant des milliards, le texto envoyé devant le Pape, - le lecteur complètera de lui-même - fait que le citoyen, quel que soit son sens civique, n'aspire plus qu'à griller des feux rouges, gruger le fisc, voire graver son nom sur les vitres du métro.
Dans le même temps, Isabelle Autissier, nouvelle présidente du WWF France, publie une tribune autrement accablante sur le jeu d'amour et de pouvoir avec le principal syndicat agricole, la FNSEA, vouant à l'inaction toute entreprise collective pour rétablir la qualité des eaux. Et cela nous coûte cher, très cher. Si nous observons les différents ministères, secrétariats d'Etat, si nous les passons à la loupe, allons-nous découvrir d'autres jumelages monstrueux, l'Aménagement avec les sociétés autoroutières, la Justice aux côtés de la jet-set, la Santé associée aux entreprises pharmaceutiques?
C'est de la Santé, justement, que je voudrais parler aujourd'hui, de ce service d'urgences de la Pitié-Salpêtrière où soixante personnes désargentées, de toute origine - hindoue, chinoise, africaine -, se pressaient pour obtenir des soins dentaires inabordables ailleurs. Et je songe à la méthode mise en place depuis près de 20 ans, et qui a fait ses preuves, qui consiste à laisser se déliter un service public jusqu'à ce qu'il soit décrété irréformable, trop coûteux, inefficace. La Poste, l'Université, et à présent - mais le processus est largement entamé - la Santé?
On connaît le paradoxe du service public à la française, équivalent du French Paradox dans la diététique. Les fonctionnaires sont mal payés, en particulier les praticiens hospitaliers et les universitaires, et trouveraient certainement de meilleurs salaires dans le privé. Mais à partir d'un certain niveau d'étude, le choix de travailler au service de l'Etat, et donc de la population, relève du sens civique.
Du côté de la population, un choix s'est porté clairement, dans la France de l'après-guerre, vers des systèmes de santé et d'éducation gratuits et démocratiques. Remettre en cause ces choix nécessiterait au moins un référendum. Mais de référendum, point, et quant aux programmes de nos élus, à aucun moment ils n'évoquent le progressif, et volontaire, affaiblissement de ces systèmes de soins et d'éducation.
Personne, ni notre actuel président, n'a proclamé qu'on cèderait des pans entiers de ces services essentiels au privé, que les autorisations de mise sur le marché de médicaments se ferait sur indication des entreprises pharmaceutiques elles-mêmes, ainsi de ces anticoagulants au pouvoir équivalent à l'aspirine mais vendus - et remboursés - à un prix trente fois plus élevé.
Ce que nos dirigeants proclament, c'est qu'il y a "un Trou de la Sécu". La vulgarité de l'expression, l'émergence d'un problème purement rhétorique, me scandalise, et ce n'est pourtant pas souvent. La sécurité sociale n'a jamais été conçue pour être bénéficiaire en tant que telle, pas plus que la police ou l'éducation, ou l'indemnisation du chômage. Parle-t-on du "Trou de la Justice"? Et quels sont ses revenus, pourtant? Les PV?
Le bénéfice que la société en retire ne relève pas d'une logique comptable qu'on veut à tout prix faire passer pour Etalon Suprême. Une population en bonne santé, ayant un bon niveau d'éducation, bénéficiant de conditions propices de sécurité et d'assurance que leurs biens ne seront pas arbitrairement menacés, un environnement préservé, c'est ce que l'on attend d'un Etat, et c'est au gouvernement, désigné en fonction d'une majorité parlementaire, d'assumer cette mission. De cette mission découle, en contrepartie, le civisme que l'on attend de chacun de nous.
Les fraudeurs et les évadés fiscaux, qui soustraient leur fortune à l'imposition, sont davantage criminels que ces jeunes qui incendient des voitures, contre lesquels sont invoquées les foudres de la Justice, le passage au kärsher et la guerre à la délinquance. Que Johnny aille vivre en Suisse et vienne se faire opérer en France est une insulte à la Nation. Et tout l'argumentaire visant à défendre ces attitudes révoltantes - "on ne peut payer plus de 50% de ce que l'on gagne" - repose sur un mensonge: les salaires faramineux de chefs d'entreprise ou de footballeurs furent bien entendu négociés en tenant compte du taux d'imposition, la galette restant confortable.
Le "coût total employeur" de mon salaire est de 6066 euros. A l'arrivée - et avant impôts - j'en touche 2600. Vais-je prétendre aujourd'hui à toucher effectivement ces 6000 euros, laissant à d'autres franges de la population le soin d'indemniser les chômeurs, payer les retraites, financer la Santé et l'Education? Dois-je céder à ces sirènes qui affirment la primauté de l'individu aux dépens de la loyauté du citoyen, de ces devoirs qui lui incombent à l'égard de la société qui le protège, le soigne, l'éduque et finalement l'abrite ? Dans quelles aberrations et quelles formes étranges de cécité collective sommes-nous tombés pour avaler ces arguments fumeux?
Un citoyen peut tolérer des écarts de gouvernement. Mais il ne peut tolérer le mensonge institutionnalisé. Le mensonge n'est pas, précisément, une Institution républicaine; ou pour parodier notre Garde des Sceaux, "il n'est pas de République sans respect de la justice".
Un coup de gueule comme je les aime, précis et réaliste. Puis-je le partager sur les réseaux sociaux ?
Rédigé par : Carnets_Ades | vendredi 30 juil 2010 à 16:36
Vous me rendriez service en le faisant. Au passage, on doit cette note au dévouement et à la compétence des Dr Chardain et Assaf qui m'ont soigné hier à la Pitié, et qui devaient courir d'un bout du couloir à l'autre pour récupérer qui une seringue, qui un gant. Juste une réticence: mes notes ne sont pas des coups de gueule, ce sont juste des notes.
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 30 juil 2010 à 16:43
Plus le temps passe, plus j'ai honte de celui que notre nation a porté aux plus hautes fonctions. Franchement, quand même le Borgne ricane des rodomontades du petit ... on en vient à se demander qui ce médiocre représente. Certainement pas moi ni aucun de ceux qui m'entourent.
Rédigé par : Narayan | vendredi 30 juil 2010 à 22:44
Bonjour,
et merci pour ce billet: si ce n'est votre style, que je suis loin de posséder, j'aurais pu l'écrire ...
quoique:
ne croyons pas être suivis par le plus grand nombre ...
l'auto-soumission passe par là ... et parfois-même, la simple haine, accompagnant un prétendu individualisme aux multiples relents.
Et c'est ce qui me sidère le plus: non les agissements des puissants mais leur acceptation par les autres.
Rédigé par : nonos | samedi 31 juil 2010 à 08:21
Nonos, tout le dilemme est là: en tant que citoyen, on accepte qu'un gouvernant élu mette en oeuvre le programme pour lequel il a été élu, même si on n'est pas d'accord.
Ce qu'on ne peut accepter, c'est qu'on ridiculise nos institutions, et qu'un politicien élu, pour des raisons électorales, vire de bord en cours de mandat, adopte une politique d'extrême droite, et nous martèle de slogans guerriers comme si gouverner se limitait à communiquer.
Nicolas Sarkozy a été élu sur un programme: France terre d'accueil aux malheureux, Universités d'excellence, etc. On sait qu'il y a du bobard là-dessous, fort bien. Mais on ne fait pas le contraire de ce qu'on a dit, tout en donnant de notre pays une image bien pire que celle de l'équipe de France en Afrique du Sud.
Rédigé par : anthropopotame | samedi 31 juil 2010 à 08:51
Bonjour, et merci de votre réponse.
Au passage, cela me ramène à un maintenant habituel questionnement - en ce qui me concerne:
Comment ceux qui ont élu l'actuel - comment dire ? président ? - pouvaient-ils ignorer la trame de fond de son idéologie ? Au moins confusément, comme c'est mon cas d'ailleurs.
Ou au contraire, dans quelle mesure ce sentiment diffus a joué en faveur de ce résultat aux élections ?
...
Comment ne pas s'émouvoir du glissement (et des dérapages) qui s'opère depuis quelques temps ? Ou d'actes contraires aux paroles ou programmes annoncés ?
Ou au contraire, dans quelle mesure cette confusion, dans ce qu'elle permet de maquiller, n'est-elle pas approuvée au fond par bien des électeurs ?
Je me fie assez peu aux sondages qui annoncent du mécontentement, somme toute assez relatif, et ces derniers temps, je découvre une certaine forme de crainte.
J'oubliais: bon rétablissement.
Rédigé par : nonos | samedi 31 juil 2010 à 09:49
Mouais, j'y crois pas trop à tout ça. D'une part parce que la longue durée m'est inaccessible (donc abstraite : "depuis près de 20 ans..." - pourquoi pas ? mais pourquoi aussi...), d'autre part parce la critique se borne aux marges. On condamne à satiété un style (dont je trouve étrange d'avoir honte : il ne fait la pitre à l'Onu ou au G8 - à la limite on peut avoir honte de devoir cautionner par son vote un comportement, i.e. c'est de soi qu'on a honte), ou une dérive qui serait "hors programme" (comme si on votait en comparant les programmes tels des check-lists...). Dès qu'il y a démocratie, on laisse libre celui qui est élu le temps du mandat. Après on peut légitimement se demander si l'on peut être réélu en clivant une société à partir d'un extrême. C'est une manière, sans doute grossière, de reprendre la main après les frais de bouche de ses ministres : il faut montrer qu'on agit (ce qui n'est possible qu'en parlant en politique). Je ne pense donc pas qu'on nous mente : ce sont des gens qui croient sincèrement à ce qu'ils disent.
Il reste toutefois un mystère : comment expliquer la perte de sens civique ? J'ai tout de même du mal à croire qu'on puisse devenir rapidement incivique - à moins d'une guerre civile. Je penche plutôt vers un affaiblissement de la croyance en des valeurs, qui fait que certains osent ce qu'on n'osait pas (ou moins) avant (il est vrai que je n'explique rien...).
PS : les praticiens hospitaliers ne sont pas mal payés dans ce pays (peut-être les généralistes libéraux, qui eux se dévouent le plus souvent), à l'inverse des universitaires j'en conviens. Ils peuvent de surcroît travailler un peu dans le privé sans quitter leur poste.
Rédigé par : Bardamu | samedi 31 juil 2010 à 17:48
Mon cher Bardamu,
j'ai pointé deux mensonges:
1) le principe selon lequel la sécurité sociale devrait "en temps normal" être bénéficiaire. Non: l'investissement dans la santé se fait à fonds perdu, comme c'est le cas de l'éducation, l'armée, la police, la justice, l'administration, l'aménagement du territoire, et j'en passe. Car le bénéfice qu'on en retire est indirect. Et cela par un choix collectif, remontant à l'après-guerre, qui n'a jamais été OUVERTEMENT remis en cause depuis.
2) l'argument selon lequel certains verraient leurs revenus amputés de plus de 50% s'il n'y avait le bouclier fiscal. N'importe quel salarié peut constater que ses revenus sont amputés de plus de 50% entre salaire brut et salaire net, c'est pour cela qu'on parle de salaire net. Dans le privé, les hauts salaires sont négociés: ils prennent donc en compte la fiscalité qui va s'abattre sur ces mêmes salaires. Jouer les vierges effarouchées en criant "voyez ce qu'on me retire" permet de faire oublier ce qui reste: généralement de quoi s'acheter chaque mois une ferrari ou un studio à Paris.
Enfin concernant les changements de politique à mi-mandat, et qui vous semblent aller de soi, ils sont graves, quoi que vous en pensiez: les candidats sont élus en fonction d'un programme et reçoivent mandat pour le mettre en oeuvre. Ces programmes sont adossés à une profession de foi qui permet à l'électeur de savoir à quoi s'en tenir. Il ne rime à rien de dire "Mais en fait on connaissait le bonhomme". On vote pour une politique déterminée, pas pour Untel ou Untel.
Un cas me revient en mémoire: celui du candidat élu Louis-Napoléon Bonaparte, virant soudain de bord et se faisant proclamer empereur.
Rédigé par : anthropopotame | samedi 31 juil 2010 à 18:01
Pour avoir fréquenté certains hôpitaux de Marseille au cours de ma formation de chirurgien étranger, je peux témoigner que les praticiens hospitaliers sont effectivement mal payés mais dévoués et qu'il suffirait de pas grand chose pour que l'efficacité totale soit au rendez-vous.
Rédigé par : zili | mercredi 09 jan 2013 à 10:12