Dimanche 15 août
Ce qui est merveilleux ici c’est que les gens passent leur vie sur le seuil de leur maison. Les distractions sont rares et d’heure en heure les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, se réunissent sur un pas de porte. Hier après-midi six femmes chez Mariuza étaient observées par deux hommes (Vac et Hermogenes) qui à cent mètres de distance les considéraient de haut. On ne repart pas d’une maison sans un régime de banane, une casserole de poisson, des noix de coco – je dois dire que cela vient du fait que je suis avec quatre jeunes filles, car quand j’étais seul ici je ne me souviens pas d’avoir été aussi entouré.
A la base de l’ICM, il y a eu de longues discussions et nous nous sommes couchés à deux heures du mat.
Bigo nous appelle pour partager leur petit déjeuner : un énorme trairão grillé, que nous mangeons E. et moi, imprégné de piment et roulé dans la farine de manioc. C’est délicieux même si nous venons juste de nous bâfrer de biscuits. C. observe les femmes qui pêchent de petits poissons pour servir d’appât.
Je laisse le petit groupe pour rejoindre Domingos, à peine arrivé, qui se tient en haut de l’escalier de béton, dans ses bottes en caoutchouc. J’éprouve beaucoup de sympathie pour lui, et nous reprenons notre conversation d’il y a trois ans. « Piorou » me dit-il. Récriminations habituelles sur le prix du transport (250 le fret, 300 si pluie), sur le fait qu’ils se font rouler par tous les intermédiaires (de l’association, de la coopérative…) qui les rendent insolvables. Récriminations sur le départ de Marcos également, que tout le monde adorait ici, alors que Ricardo ne vient jamais.
Puis la conversation dérive vers son séjour à Cayenne : il a été arrêté sur le garimpo et a été condamné à six mois de prison, dont il a effectué quatre, sous le nom de Raimundo Brito. Etant sous un faux nom, il n’a reçu aucune visite. Pour les conditions de détention, il me parle de la prison comme de « l’hôtel Sarkozy » : on distribue du savon, des draps et des serviettes, de quinze jours en quinze jours ; trois heures de promenade, télévision, neuf personnes dans de vastes cellules, nourriture correcte ; il me dit qu’au Brésil ça ne se passe pas aussi bien. Nous lui demandons en plaisantant s’il a fait des tests comparatifs.
En prison il a également appris à faire de l’artisanat avec des pots de yaourts : paniers et sacs. Son ami était un Hindou marié à une brésilienne, dont il traduisait les lettres.
Pendant ce temps, V. et D. testent le questionnaire sur Mariza ; cela prend entre une demi-heure et une heure, et Mariza souffre un peu quand on fait les tables généalogiques.
Puis E. et moi allons de l’autre côté du fleuve tirer des points GPS. Même à pied la route est difficile : il faut traverser les hautes herbes pour éviter les fondrières. Il y a toute sorte de fleurs et de papillons, et la route est bordée de sources qui forment des étangs limpides, aux eaux fraîches. Nous marchons un kilomètre sous le cagnard, je passe un temps fou à essayer de photographier un papillon qui nous nargue, en vain.
Après le déjeuner et la sieste, chacun vaque à ses occupations : V. va chez la fille d’Olga qui s’appelle Jucicleide, D. et E. vont appliquer le questionnaire chez Olga, C. prend ses quartiers chez Bigó (Chagas) et sa femme Edna (Cavalcante). Je la rejoins ; Edna est en train de lui expliquer le calendrier des fêtes. Bientôt on s’oriente vers les richesses anciennes, à partir de la déploration du fait que les parents n’autorisaient pas les enfants à écouter leurs conversations. Cela a créé une atmosphère de mystère ésotérique qui m’amène à enregistrer Bigo sur ce point là. Il commence par parler d’une expédition récente (cinq ans ?) vers le Monte Olimpio (Rosa me dit que ce qui existe est un igarapé do Olimpio, mais ne sait qui était cet Olimpio) : il les a accompagnés, mais quand il est arrivé sur place les membres de l’expédition avait déjà extrait du sol ce qu’ils avaient à extraire, car il y avait déjà un tunnel sur place. Il explique que quand on a creusé le puits pour la base de l’IBAMA, le gars à l’intérieur a appuyé sa main sur la paroi et l’a traversée : il y avait une urne (pote) pleine de missangas (perles). Il raconte les pièces d’argent affleurant, mais ces pièces ont toujours été emportée par une telle ou untel, du coup ils n’en ont jamais aucune chez eux. Le récit est stéréotypé, et cette histoire de passé affleurant ou se révélant par bribes laisse penser qu’ici comme ailleurs le passé est présent, mais souterrain… Si la marque du passé de Cunani est la richesse d’antan, il paraît logique que ce soit la richesse qui continue présente, se révélant par morceaux ou au contraire par récits. Ce qui fonde ses récits est l’idée que lorsque les français ont été expulsés, ils ont enterré des richesses un peu partout : d’où les nombreux tunnels qu’ils évoquent. Or ces tunnels, selon moi, correspondent plutôt à des sites d’extraction, c'est-à-dire au mouvement contraire : la richesse n’a pas été amassée, elle a été pillée (si tant est que cette richesse ait jamais existé). Puis Bigo raconte, conforté par sa femme, cette chaîne s’enfonçant dans le fleuve ; Edna renchérit en montrant la taille des anneaux avec ses mains : argolas assim !! (vingt cm de diamètre). Et Bigo de conclure qu’un géologue ou un archéologue lui a dit un jour que l’endroit où se trouvait vraisemblablement le plus de vestige était le fond du fleuve Cunani. C’est intéressant de voir comment la légende s’alimente d’attestations venues d’étrangers qui n’en savaient rien, mais dont l’autorité dérive du fait d’être étranger.
Un autre exemple de cela : Bigo me décrit l’ancienne église qui fut détruite quand il était enfant ; il me parle des tuiles plates venues de Marseille (il y a des tuiles similaires à Espirito santo, le village Karipuna sur le Curipi), et des trois cloches, deux grandes et une petite (ou l’inverse), sur lesquelles est écrit « Guanani ». Il en déduit – et l’affirme avec beaucoup d’autorité – que le nom ancien de l’endroit était « Guanani », car ces cloches, bien que fondues à 7000 km, ne peuvent mentir… (NB : le nom ancien de Cunani était effectivement Guanani, mais ce qui importe ici est que la validation ou légitimation du propos vient de l’extrieur.
Olga est fille d’Osiris Vilhena dos Santos.
Domingos est frère de Maria José Damasceno, esposa de Osiris. Mariuza est soeur de Maria José.
Je vais chez Domingos pour marquer le rendez-vous (visite roça). Il est plus frais que tout à l’heure, discute avec Hermogenes. Il me parle des relations anciennes entre Cunani et Vila Velha (exploitation de bois) : il existe un sentier de 45 km, ce qui rend Vila Velha plus proche que Calçoene. Il y a eu une expédition il y a une dizaine d’années avec Ricardo et d’autres pour explorer ce chemin. Puis nous parlons du temps de la splendeur de Cunani : Hermogenes me dit que quand il était en 5a série, il y avait 55 élèves dans sa classe. De plus, un internat recevait des élèves en aval du fleuve, et il y avait des commerces, et des bateaux venus de Belém chargés de marchandise. Cela a disparu il y a une quarantaine d’années, à cause de la route qui a donné son élan à Calçoene, et qui a amené la fermeture progressive des classes et des commerces.
Je vais jeter un coup d’œil aux groupes formés autour des filles. Un sujet inépuisable sont les différents types de piqûres d’insectes, particulièrement les mucuins qui ont cruellement mordu D., C. et V. Chez V. cela prend la forme de petits pustules aux chevilles. C. et D. ont de gros points rouges à l’abdomen, sur lesquels surnage le minuscule acarien rouge qui provoque ces démangeaisons.
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