Pour ceux qui le connaissent, Los Mareados est un des plus beaux tangos, et sans doute le plus triste. Il parle d'une dernière rencontre et dit ceci:
Aujourd'hui, tu vas entrer dans mon passé, le passé de ma vie, il y eut entre nous tant d'amour, et vois ce peu qui est resté.
Or j'observe depuis quelques semaines un phénomène très étrange, qu'on pourrait appeler: processus de transformation du présent en passé.
Je vois clairement les émotions et sentiments de ces derniers mois, la perte définitive de M. la Jolie, le dernier échange de mail avec mon ex-femme, le psychodrame de Cunani, je vois tout cela, donc, basculer dans une sorte d'indistinction grise, comme les limbes, dont le souvenir peut être ravivé sans qu'il ne touche plus.
Il y a trois semaines de cela, la remontée de ces épisodes exerçait encore un effet. Ainsi se retrouvaient en moi, pèle-mêle, des résidus douloureux issus d'un, trois, six, 12 ou 48 mois auparavant. Aujourd'hui mon présent est si abondant, empli de tant de matière nouvelle, que je suis obligé de faire de la place.
Je ne sais comment qualifier ce processus, s'il s'agit d'une dévitalisation, ou du remplacement, par strates, de la matière dont sont faites les émotions par d'autres émotions, qui tiendront lieu de présent jusqu'à ce que le processus, à nouveau, absorbe une vie nouvelle, libère de l'espace, ôte sa virulence à ce qui nous a heurtés.
J'ai aujourd'hui deux chats: un petit Birman croisé de chat de gouttière, originaire de Vendée, et un petit chat argentin. Le premier a les yeux bleus, il mange encore des croquettes "premier âge", il est juste sevré. Le deuxième a les yeux noirs, il est autonome, il rédige un doctorat. Et c'est assez pour que le présent soudain déborde de toute part, et que le vieux passé apparaisse fripé, méconnaissable.
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