Dans L'Ile Mystérieuse, roman de Jules Verne publié en 1874, on coupe, creuse, taille, chasse et pêche sans se poser de questions, sinon sur les moyens de mieux couper, creuser, tailler, chasser et pêcher. Et pour le bien de cinq personnes, il n'est animal ou plante qui ne se voie domestiquer ou exterminer, rivière qui ne soit détournée, comme s'il fallait de toute chose obtenir la reddition. Ce qui m'a toujours fasciné dans ce roman, c'est qu'il semble le substrat d'un autre, Jurassic Park, de Michael Crichton. Jurassic Park débute là où s'achève l'Ile mystérieuse, au moment où l'île, bardée de technologie, sombre dans le chaos en raison d'un orage. C'est à cela que je pensais en rentrant hier soir: le métro ralenti, les chaussures glissant sur le verglas, les avions cloués au sol, tantôt par la neige, tantôt par la fumée d'un volcan, la vulnérabilité accrue de tous nos dispositifs de contrôle, les machineries complexes des hôpitaux, les bracelets électroniques des prisonniers, tout cela fragile comme rien, à la merci d'un événement climatique singulier.
Les lignes qui suivent sont extraites de ma thèse de doctorat, fort ancienne, mais où la comparaison Jules Verne/Joseph Conrad me semble encore d'actualité.
Des Robinsons bien préparés
L'Ile Mystérieuse est une aventure de Robinsons positivistes : cinq hommes (Cyrus Smith, ingénieur, Gédéon Spilett, reporter, Pencroff, marin, Harbert, étudiant en botanique, et Nab, serviteur noir de Cyrus Smith) s'échappent en ballon de Richmond, ville sudiste durant la Guerre de Sécession. Emportés par un ouragan, ils échouent finalement dans une île qui ne figure sur aucune carte, à mi-chemin entre le Chili et la Nouvelle-Zélande. Cette île est riche du point de vue animal, végétal et minéral, et sous la direction de Cyrus Smith, les cinq hommes vont se convertir successivement en chasseurs, potiers, métallurgistes, éleveurs, cultivateurs, bref adopter tour à tour toutes les techniques d'extraction et de transformation de la matière première qui rendra l'île digne d'entrer dans l'Union (les Etats-Unis).
Loin de céder au découragement ou à l'appréhension face à la nature souveraine, les cinq hommes scellent un pacte de conquête fondée sur l'entraide et la juste participation de chacun selon ses moyens - ce qui cantonnera le noir Nab à la cuisine. Cette association suscite l'enthousiasme du marin Pencroff :
"Quant à moi, dit le marin, que je perde mon nom si je boude à la besogne, et si vous le voulez bien, Monsieur Smith, nous ferons de cette île une petite Amérique ! Nous y bâtirons des villes, nous y établirons des chemins de fer, nous y installerons des télégraphes, et un beau jour, quand elle sera bien transformée, bien aménagée, bien civilisée, nous irons l'offrir au gouvernement de l'Union ! Seulement je demande une chose.
- Laquelle ? répondit le reporter.
- C'est de ne plus nous considérer comme des naufragés, mais bien comme des colons qui sont venus ici pour coloniser !"
"Transformer", "aménager", "civiliser", "coloniser", autant de termes qui traduisent l'action de l'homme sur son environnement, et semblent exclure la réciproque, soit l'action de l'environnement sur l'homme, comme si celui-ci était imperméable à la nature. Cette imperméabilité se fonde sur la confiance en les moyens dont l'homme dispose grâce au savoir, savoir incarné par l'ingénieur Cyrus Smith, qui voit en Pencroff son plus fidèle admirateur :
"Mais, comme disait le marin, ils dépassaient de cent coudées les Robinson d'autrefois, pour qui tout était miracle à faire."
Et en effet, ils "savaient", et l'homme qui "sait" réussit là où d'autres végéteraient et périraient inévitablement"
"L'homme qui sait" a pour matière la nature même, qu'il plie à son gré, selon ses besoins et ses désirs. L'île étant peuplée de jaguars, le bien-être des colons dépend naturellement de leur extermination - le "devoir" dont parle Gédéon Spilett dans l'extrait suivant eût probablement été le même si au lieu de jaguars il se fût agi de peuplades indigènes :
"Si l'île, comme on n'en peut douter, disait-il, renferme des animaux féroces, il faut penser à les combattre et à les exterminer. Un moment peut venir où ce soit notre premier devoir."
De quel devoir s'agit-il ? Sur quoi se fonde-t-il ? On suppose que les jaguars, eux, ne s'estiment pas en devoir de manger nos cinq Robinsons... C'est le devoir, sans doute, d'appliquer le savoir, de le répandre - c'est là, on le sait, "le fardeau de l'homme blanc". Le devoir est donc la dynamique du savoir, le savoir "en mouvement". Cette éthique un peu courte peut-elle résister à une réinsertion de l'homme dans le processus de l'évolution ? Et, à plus forte raison, à sa rétrogradation au rang de "moisissure" parasitant la planète ?
Qui descend du singe ? - Pas moi !
La capture d'un grand singe permet bien à la blessure secrète de tout contemporain de Darwin de venir au jour. Blessure vite refermée pour les positivistes, car le rapport de l'homme au singe ne s'établit pas en termes physiologiques. Jules Verne établit qu'un abîme infranchissable sépare l'homme et le singe, car l'homme possède une conscience et une âme, l'une et l'autre se confondant en un mot : le savoir, savoir entraîné par la notion de devoir. Le singe ne pouvant accéder au savoir, il ne pourra que "singer" l'intelligence, sans y parvenir jamais. Dispensé de ce fait de devoir, le singe est un irresponsable, bon à servir de main d'œuvre.
Mais tout se complique lors de l'exploration d'un îlot voisin. Là, Spilett, Harbert et Pencroff découvrent un naufragé retourné à l'état sauvage. Et surgit à nouveau l'angoissante question : est-ce un homme ? Est-ce un singe ?
"En vérité ce n'était pas un singe ! C'était une créature humaine, c'était un homme ! Mais quel homme ! Un sauvage, dans toute l'horrible acception du mot, et d'autant plus épouvantable, qu'il semblait être tombé au dernier degré de l'abrutissement ! (...) Mais on avait droit, vraiment, de se demander si dans ce corps il y avait encore une âme, ou si le vulgaire instinct de la brute avait seul survécu en lui !
"Etes-vous bien sûr que ce soit un homme ou qu'il l'ait été ? demanda Pencroff au reporter.
- Hélas, ce n'est pas douteux, répondit celui-ci, (...) mais l'infortuné n'a plus rien d'humain."
Le reporter disait vrai. Il était évident que si le naufragé avait jamais été un être civilisé, l'isolement en avait fait un sauvage, et pis, peut-être, un véritable homme des bois. Des sons rauques sortaient de sa gorge (...). La mémoire devait l'avoir abandonné depuis longtemps (...), il ne savait plus faire de feu ! On voyait qu'il était leste, souple, mais que toutes les qualités physiques s'étaient développées chez lui au détriment des qualités morales !"
"Humain", "qualités morales", des termes que Jules Verne se garde de définir, leur attribuant probablement une valeur dogmatique.
Si cet être échevelé "n'a plus rien d'humain", alors quelle était la part d'humanité qui se trouvait en lui - celle qui le différenciait aussi bien du singe que du sauvage - et à présent ne s'y trouve plus ? Pour les héros de Jules Verne, l'humanité s'inscrit en négatif : l'humanité existe car ce "pis que sauvage" l'a perdue : il ne "sait plus" faire de feu, par exemple. Fort heureusement, le naufragé, en revenant à la civilisation, revient aussi à lui. C'est un ancien brigand que les remords ont transformé en bête. Rédimé par la souffrance, le nouveau venu fera preuve de courage et d'honneur. Le passage par la nature a ici valeur d'expiation et de purification et donnera bientôt un ouvrier prompt à l'ouvrage de la colonisation. L'état de nature ne se conçoit donc pas comme un atavisme, mais comme une rupture avec l'humanité.
C'est précisément le raisonnement inverse que suit le narrateur de Au cœur des ténèbres, de Conrad (1900). Remontant le fleuve Zaïre sur un vapeur, le commandant Marlow assiste à une cérémonie indigène. Loin de considérer le déchaînement des membres et des cris comme une manifestation d'inhumanité, il cherche en lui-même l'humanité qui le lie à ce déferlement :
"Ces hommes étaient - non, ils n'étaient pas inhumains. Cela vous pénétrait lentement. Ils braillaient, sautaient, pirouettaient, faisaient d'horribles grimaces, mais ce qui faisait frissonner, c'était bien la pensée de leur humanité - pareille à la nôtre - la pensée de notre parenté lointaine avec ce tumulte sauvage et passionné. Hideux. Oui, c'était assez hideux. Mais si on se trouvait assez homme, on reconnaissait en soi un je ne sais quoi d'impalpable qui faisait écho à la terrible franchise de ce bruit, un obscur soupçon qu'il avait un sens qu'on pouvait - si éloigné qu'on soit de la nuit du premier âge - comprendre. Et pourquoi pas ? L'esprit de l'homme est capable de tout."
Pour Conrad, l'humanité est le fond primitif que vient recouvrir un vernis d'éducation, et l'action de l'homme sur la nature ressortit du même vernis. Les souvenirs évoqués par Marlow, cette montée du fleuve assimilée à une descente aux enfers, ne sont-ils pas suscités par la vision d'un coucher de soleil sur la Tamise ? Sous la grande cité londonienne est venue se glisser comme une ombre la réminiscence de la forêt tropicale :
"Une longueur de fleuve s'ouvrait devant nous et se refermait derrière, comme si la forêt avait tranquillement traversé l'eau pour nous barrer le passage du retour. Nous pénétrions toujours plus profondément au cœur des ténèbres (...) Nous étions des errants sur la terre préhistorique, sur une terre qui avait l'aspect d'une planète inconnue. Nous aurions pu nous prendre pour les premiers hommes prenant possession d'un héritage maudit à maîtriser à force de profonde angoisse et de labeur immodéré. (...)
La terre semblait n'être plus terrestre. Nous avons coutume de regarder la forme enchaînée d'un monstre vaincu, mais là - là on regardait la créature monstrueuse et libre."
Face à ce spectacle il importe peu de "savoir" ou non maîtriser les techniques de base. L'humanité chez Jules Verne c'est la sidérurgie, l'agriculture - "la forme enchaînée d'un monstre vaincu". Pour Conrad, comme pour Schopenhauer, c'est une latence, prompte à affleurer à la surface de la conscience pour se déchaîner : une "créature monstrueuse et libre".
Rendons justice à Jules Verne : nos héros restent soumis aux caprices de la nature. En effet, est-ce le désir d'en finir avec cette île qui, son mystère résolu et ses jaguars décimés, n'offrait plus matière littéraire ? Toujours est-il que Jules Verne finit par déclencher un cataclysme qui engloutit champs, chèvres et centrale hydroélectrique, cataclysme auquel nos colons n'échappent que de justesse. La catastrophe clôt donc le récit de manière arbitraire, et le combat cesse faute de combattants.
Exterminer les jaguars, c'est comme tirer sur l'albatros : ça met en colère la nature, et on finit perdu tout seul en pleine mer...
Rédigé par : La souris blonde | jeudi 09 déc 2010 à 14:32
Souris, je vois à quoi vous faites allusion, je vois les illustrations de Gustave Doré et je dis: "Le dit du vieux marin"! Ai-je gagné?
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 09 déc 2010 à 19:36
Water, water, water everywhere...
Rédigé par : Fantômette | vendredi 10 déc 2010 à 07:11
Mais oui, mais oui, vous avez gagné. Qu'avez-vous gagné, c'est là toute la question.
Alone, alone, all, all alone,
Alone on a wide wide sea !
Rédigé par : La souris blonde | samedi 11 déc 2010 à 11:56
@ La souris blonde,
A chaque fois que la machine à laver le linge fuit sur le sol de ma cuisine, j'ai des extraits de ce (magnifique) poème, qui me trottent dans la tête.
(Et c'est vrai, en plus)
Rédigé par : Fantômette | samedi 11 déc 2010 à 13:24
@ Fantômette
And not a drop to drink, surtout pas si elle sort de la machine à laver, en effet.
(Revoir le joint de l'évacuation, vous y pensez ?)
Rédigé par : La souris blonde | samedi 11 déc 2010 à 20:10