Jamais je n'aurais songé à parler de Céline dans ce blog, encore moins à le faire sous l'effet d'une contrainte.
Le retrait, par le Ministre de la Culture, de l'écrivain Céline des célébrations de l'année 2011, exerce en effet une contrainte sur ceux qui n'en acceptent pas les raisons. Venant juste après l'annulation d'une conférence programmée à l'ENS autour de la question palestinienne, elle ne peut qu'être mal perçue et mal interprétée; plus précisément, elle ne peut manquer d'être perçue, et donc interprétée.
On peut aborder les choses sous deux angles: le premier est qu'une forte pression s'exerce pour faire de l'opinion d'une partie de nos concitoyens, juifs, le paradigme de positions assumées collectivement: appuyer Israël, refuser à Céline le droit de cité.
Le deuxième est qu'en se manifestant ainsi, par le biais de communiqués, de rappels à la loi, ces mêmes concitoyens, par la voix du CRIF et de la FFDJF, refusent et rejettent ce qui fait la complexité d'un ensemble national. Céline fait partie de notre histoire, celle des juifs et des non-juifs. Nous n'avons pas à nous réunir pour célébrer uniquement les gentils du passé, préférer toujours l'Abbé Pierre à Talleyrand ou Napoléon. Ce pays, désolé, ne s'est pas construit uniquement avec des Justes.
Indépendamment du fait que Céline soit ou non un écrivain "français", que l'on se penche sur ses textes littéraires. Qu'on relise Mort à Crédit comme je l'ai lu autrefois, en peinant à comprendre comment ni par quel miracle, à force d'onomatopées et de balbutiements, émergeait un univers symphonique, plein de grâce et de douleur. Lisez au hasard un seul paragraphe: rien ne perce. Prenez l'ensemble, et vous avez une oeuvre d'art, des moyens travaillés en vue d'un projet esthétique dont le lecteur ne peut avoir idée que par sa totalité. Céline est un écrivain. C'est un honneur pour notre littérature qu'il l'ait été. S'il avait été un homme politique, honte à nous. Mais Céline était écrivain. Il s'exprimait, hors ses livres, au même titre que s'exprimait n'importe quel boucher ou charcutier ou secrétaire ou standardiste antisémite, dans un pays qui l'était.
Quelle bêtise met-on à exécution ici? La bêtise qui veut qu'on juge un homme en fonction des valeurs présentes. Qu'attendent les associations féministes pour condamner Kant, Schopenhauer, ou Nietzsche? Et les associations anti-racistes pour condamner Jules Verne, Buffon ou Linné? Doit-on dresser des bûchers pour éliminer tous ces livres qui menacent la pensée du moment, la pensée gentille?
Méfions-nous des auteurs consensuels. Qu'une communauté au grand complet s'accorde sur un nom, ce peut être pour deux raisons: parce que la communauté a purgé de son sein les déviants et les différents ; ou parce que cet accord unanime s'est porté sur le moins dangereux, et donc le plus médiocre de tous.
Oui enfin évitez de tirer sur les "gentils" s'il vous plaît, c'est une facilité qui ne fait jamais croître le concept.
Rédigé par : La souris blonde | dimanche 23 jan 2011 à 13:18
Désolé, chère Souris, mais je ne comprends pas la formule "faire croître le concept". Vous voulez dire "le grandir"?
Par ailleurs, je sais de source sûre que les gentils sont dangereux.
Rédigé par : anthropopotame | dimanche 23 jan 2011 à 13:24
Avancer le schmilblick.
Le gentil est un ennemi facile (comme son nom l'indique) et tirer sur le gentil c'est mordre l'ombre.
Mais je vous accorde votre dernier paragraphe et vous offre ceci, parce que je suis gentille :
http://www.eric-chevillard.net/t_letombeaudalexandrejardin.php
Rédigé par : La souris blonde | dimanche 23 jan 2011 à 16:19
Fort bien, vous préférez "bien-pensants"? Sauf qu'il ne s'agit pas là uniquement de penser, mais aussi d'agir.
Enfin, vous admettrez vous-mêmes qu'il est tout aussi facile de tirer sur les méchants.
Rédigé par : anthropopotame | dimanche 23 jan 2011 à 17:12
Merci. Très bonne analyse. Elle mérite le débat, mais un débat qui soit fait sur de bonnes bases.
Rédigé par : Cyril Sauvenay | dimanche 23 jan 2011 à 18:30
Aux Etats Unis, Tintin au Congo est interdit de vente parce que raciste... Et Les aventures de Huckleberry Finn, de Mark Twain, a été retiré des programmes scolaires puis reécrit (!) parce qu'il contenait le mot "nigger."
http://www.theglobeandmail.com/news/arts/books/mark-twain-and-the-n-word/article1858646/
Où cela s'arrêtera-t-il??
Rédigé par : Dr. CaSo | dimanche 23 jan 2011 à 21:25
et que dire de "Money for Nothing" où le mot "faggot" apparaît 3 fois, ce qui a poussé le Conseil national de la radio-tévé canadien, sur la base d'UNE SEULE PLAINTE (d'une madame mal baisée si vous voulez mon avis), à en interdire la diffusion...
Rédigé par : Dodinette | lundi 24 jan 2011 à 04:40
J’ai l’impression qu’on mélange un peu tout... Il me semble que Céline n’est pas interdit ou censuré ; on se contente de ne pas le « célébrer », de ne pas lui appliquer le tampon « approuvé par l’État ». Est-ce si dramatique pour un écrivain maudit ? En leur temps d’autres avaient pris les devants en refusant qui la Légion d’Honneur, qui le Nobel. Céline n’aura même pas à prendre cette peine.
Rédigé par : JX75 | lundi 24 jan 2011 à 14:53
Tu as raison JX, d'ailleurs je n'aurais pas dû m'énerver. Et puis les antisémites de service vont utiliser l'argument.
Donc passons.
En fait, ce sont les circuits de prise de décision qui sont à revoir. Qui argumente, qui tranche in fine, après quelles auditions contradictoires?
Voir ce très inquiétant article du Monde:
http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/01/24/quand-les-moniteurs-de-ski-font-du-lobbying-sur-les-vacances-scolaires_1469941_3224.html
Rédigé par : anthropopotame | lundi 24 jan 2011 à 18:32
"Gentils", c'est juste une antiphrase pour dire "méchants", remarquez... Mais que l'on stigmatise ceux-là, ou les "bien-pensants", ou la "pensée uniques", pour finir on n'a rien dit, en tous cas, rien de précis.
Rédigé par : La souris blonde | lundi 24 jan 2011 à 21:18
Je suis d'accord, Souris.
Rédigé par : anthropopotame | mardi 25 jan 2011 à 05:45
Pour tout dire, j'en ai marre de cette affaire. je n'aurais pas dû publier cette note.
Le fond du problème est qu'il y a une distinction entre avoir une posture morale qui fait que l'on n'est ni raciste, ni antisémite, ni homophobe, ni sexiste, etc... par choix ou par conviction; et le fait de n'être ni antisémite, ni raciste, ni homophobe, etc, par une imposition, par une pression sociale, par obligation.
C'est là le coeur du débat. Dans le premier cas, nous nous trouvons dans une société libre et éclairée. Dans l'autre, dans une société de censeurs.
Rédigé par : anthropopotame | mardi 25 jan 2011 à 10:57
Sur cette société de censeurs et sur "l'empire du Bien" qu'elle prétend instaurer, c'est encore Philippe Muray qui a écrit les choses les plus justes... même s'il manque de retenue et de concision, ce qui affaiblit très souvent le propos (l'un des meilleurs spécialistes de Chateaubriand, Jean-Claude Berchet, explique que l'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe se méfiait beaucoup de son "émotion initiale" et de ses "gamineries", du coup il a passé beaucoup de temps à alléger le texte, ce que Muray n'a pas su ni peut-être eu le temps de faire : tout le monde n'est pas Chateaubriand).
PS. Muray a aussi écrit un "Céline" que je n'ai pas lu.
Rédigé par : Jean-Michel | jeudi 27 jan 2011 à 11:30