Je lis le livre de Banerjee et Duflo, Repenser la pauvreté, publié au Seuil en 2011.
Chaque chapitre est une quasi-révélation: pourquoi les pauvres ont-ils plus d'enfants, pourquoi n'investissent-ils pas dans l'éducation, pourquoi n'épargnent-ils pas davantage, quels sont les avantages et inconvénients du microcrédit...
En se plaçant du point de vue du pauvre - comparé à un trader qui jouerait à chaque instant son propre argent, les auteurs permettent de comprendre toutes les décisions quotidiennes et à plus long terme que doivent effectuer les pauvres pour gérer un patrimoine à flux tendu. La moindre mésaventure - un chèque en bois, par exemple - plonge une famille dans une spirale dont ils ne peuvent se sortir.
Un chapitre intéressant porte sur le nombre d'enfants: les auteurs observent que bien souvent, un seul enfant sera l'objet de tous les espoirs d'ascension sociale. C'est à lui que reviendra de poursuivre des études. Il s'agit là d'un investissement à long terme, les parents couvrant ainsi les risques du vieil âge. Les politiques de limitation des naissances, observent les auteurs, n'aboutissent pas à un plus grand investissement dans l'éducation, mais plutôt dans l'épargne: les parents craignent, avec un ou deux enfants seulement, qu'aucun d'entre eux ne les prenne en charge lorsqu'il seront vieux.
Le mode d'épargne, pour des gens n'ayant pas les moyens de s'offrir un compte en banque, ou inquiets à l'idée des urgences qui peuvent s'imposer à eux et les obliger à sacrifier leur capital, se traduit par une forme de consommation qui immobilise l'argent aussi bien qu'un compte en banque: la construction brique par brique d'une maison, ou - au Brésil, selon nos observation - l'achat de bétail qu'on revendra sur pied au moment opportun.
Concernant l'investissement dans l'agriculture - et particulièrement dans l'achat d'engrais -, les auteurs citent l'exemple du Kenya et montrent que l'engrais est un investissement trop coûteux s'il est acheté au moment de la plantation. Il faudrait donc inciter à ce qu'il soit stocké juste après la récolte. Le risque financier incite les agriculteurs pauvres, soumis à la sécheresse ou à des pluie trop abondantes, à préférer le conservatisme dans leurs méthodes: semences traditionnelles plutôt qu'hybrides, plantation à nu plutôt qu'avec engrais.
Ces pages incitent à quelques réflexions. La première est que la méthode employée, à base de survey - questionnaires représentatifs statistiquement - ne permet pas forcément d'appréhender le dessous des cartes. Dans le cas des semences hybrides et gains de productivités, les enquêtes anthropologiques (à Madagascar je crois) pointent également d'autres raisons. Les agriculteurs étant insérés dans un réseau solidaire - la communauté -, ils risquent de perdre les avantages du réseau s'ils se mettent à dégager plus de bénéfices que les autres. Toutes les sociétés n'ont pas forcément les mêmes priorités: vouloir à tout prix investir et gagner de l'argent vous place en effet dans la situation du pauvre, au dernier échelon social.
Ne pas investir et demeurer, à l'égal de ses familiers, inséré dans des réseaux de parenté et d'alliance, c'est s'inscrire dans une société traditionnelle dont l'objet est d'abord la pérennité. Je me rends compte, à la lecture de ce livre, que la différence qui m'avait tant frappée sur l'Oyapock, entre les Indiens Palikur et les Galibi-Marworno, est que les premiers maintenaient leurs solidarités familiales et cherchaient seulement à dégager des liquidités en vendant de l'artisanat ou de la farine de manioc. Les Galibi-Marworno, en revanche, se comportaient comme des pauvres, caressant des rêves d'enrichissement, cherchant par tous les moyens à dégager des bénéfices ou des revenus, ces moyens fussent-ils illégals.
Il existerait ainsi un seuil où l'on s'affranchit de son milieu social pour pénétrer dans la société englobante, par la petite porte, en s'intégrant à un sous-système économique qui s'apparente, en effet, à celui d'un trader. Ceux qui refusent, ou ne songent pas à s'engager dans ce sous-système, ceux pour qui la priorité est le maintien du lien social, ceux-là forment en effet des sociétés à tradition, des sociétés qui reposent sur leurs propres structures pour se reproduire.
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