Dans une de ses meilleures chansons ("Foules sentimentales"), Alain Souchon dit: "On nous fait croire/Que le bonheur c'est d'avoir/ d'avoir des quantités de choses/ qui donnent envie d'autres choses".
C'est ce que je fredonnais ce matin en courant les pharmacies pour acheter des couches premier âge.
Je pensais également aux débats stériles qui ont suivi les régionales, et le foisonnement d'articles ou de points de vue déplorant la stérilité des politiques et appelant à un renouvellement des classes dirigeantes.
Quant à la stérilité des débats, ils font écho à la pauvreté d'une campagne où le seul programme est de brandir l'épouvantail du Front National. Cela fait déjà quelques années que cela dure, ces "renforcer la sécurité", "comprendre le ras-le-bol des Français", comme si nos édiles n'en étaient pas eux-mêmes. Ils sont pourtant loin d'être des Léviathan.
Révélatrice à cet égard est la réaction de la Ministre de l'Education Nationale à la fausse agression d'un instituteur: proposer une loi pour "renforcer la sécurité", cette fois dans les écoles. Un événement, une loi. L'événement s'avérant un canular, adieu la loi.
Dans Political Order and Political Decay, Francis Fukuyama évoque ce cas de figure en opposant deux modes de gouvernance: le règne de la loi et le règne par la loi (Rule of Law vs Rule by Law). Dans le premier cas, des institutions solides, respectées, un système juridique bien pensé et encadré, permettent d'anticiper tous les cas de figures, ou phénomènes, susceptibles d'affecter un pays. Dans le deuxième cas, l'action politique est à configuration variable, s'ajustant en permanence aux événements, au risque de réajustements constants, voire de voltes-faces.
C'est bien entendu le second qui nous échoit, le règne par la loi, où la législation est produite par l'exécutif au lieu qu'il soit tenu d'appliquer celle qui émane du législatif.
Quant au foisonnement d'articles réclamant une nouvelle politique, par le renouvellement de la classe qui l'incarne, ils commencent et s'achèvent sur cette revendication. Mais quelle autre politique?
Il nous faut d'abord interroger la légitimité d'un pouvoir national. Les Nations se sont construites sur les ruines des Empires et l'homogénéisation des provinces, cela à partir du XVIIIe siècle. Elles sont l'incarnation d'une nouvelle assise de l'Etat: le peuple souverain et l'adhésion volontaire par l'impôt et émotionnelle par le patriotisme.
Comme tout phénomène historique, les Nations sont transitoires, elles peuvent s'effondrer, se fondre dans des ensembles plus vastes, se fragmenter. L'homogénéité culturelle n'est nullement une garantie de leur pérennité - une homogénéité mise à mal par les mutations de la société française - il suffit d'entendre à longueur de journée les allusions à "la communauté musulmane", "la communauté juive", la "communauté chrétienne", dans un pays laïc, pour mesurer l'inanité et la vacuité des discours stigmatisant les communautarismes, et la reconnaissance implicite que nous sommes un pays multiculturel.
Mais ce qui porte atteinte à la légitimité d'un projet national, c'est bien plutôt l'hétérogénéité sociale - en d'autres termes, les inégalités créées entre ceux qui possèdent tout et ceux qui ne possèdent ni ne décident rien. Or c'est cela, cette inégalité, que le néo-libéralisme va en produisant: jouer, comme on joue au poker, sur la productivité des entreprises (devenant elles-mêmes un bien ou un objet d'échange plutôt que les biens qu'elles produisent), puis sur la compétitivité des Etats eux-mêmes. Ce ne serait rien s'il n'y avait la complicité de gouvernants qui prétendent ne rien pouvoir y faire mais refusent, par exemple, une taxe sur les transactions financières. Les employés, puis les citoyens eux-mêmes, deviennent ainsi des variables dans des configurations macro-économiques qui les dépassent, qu'ils n'ont pas entérinées. Comment peut-on d'un côté défendre une démocratie représentative et de l'autre ôter au peuple le pouvoir de décider de son sort? Comment peut-on représenter un peuple entier et emporter dans ses bagages, à chaque voyage officiel, les mêmes dirigeants de grandes entreprises?
La mission de l'Etat Français, tel que défini par le Conseil de la Résistance - ce qui forge, donc, la loyauté du peuple à l'égard de la Nation - c'est la justice, l'éducation, la santé, et la sécurité. On ne peut garantir celle-ci tout en malmenant les trois autres. On ne peut, non plus, demander aux citoyens de supporter des inégalités qu'ils ont déjà mises à bas deux siècles auparavant, et cela sans frémir, sans réagir, en se taisant.
Que devrait faire l'Etat pour racheter son ineptie?
Basculer la fiscalité du travail sur la fiscalité environnementale ou la taxation du capital, taxer les transactions et les produits issus de délocalisations, réorienter l'investissement des caisses de retraite des fonds spéculatifs vers le logement (c'était une des propositions de Pierre Larrouturou), indexer les salaires sur les compétences et non sur le revenu minimum, et lutter contre le besoin constant d'accumuler des biens, c'est-à-dire prohiber le martèlement publicitaire qui ne vend que du vent, de l'obsolescence, et configure les esprits en leur faisant croire que "le bonheur c'est d'avoir". L'Etat ne le fait et ne le fera pas. Il ne fait que se reproduire, se multiplier, sous formes d'échelons territoriaux fournissant leur lot de nouveaux représentants des Partis, non de la Nation. A quoi sert le Sénat? A quoi servent les Départements? Personne ne répond.
Ce qui me fait dire que les Nations se délitent, parviennent au bout de leur souffle historique, c'est précisément la lassitude qu'engendre un projet universel tombé entre les mains d'une oligarchie. Ce n'est pas le vote Front National qui doit susciter l'attention, ni le taux d'abstention. L'attention doit se porter sur les raisons de l'abstention. Non, nous ne sommes pas allés à la pêche, nous qui n'avons pas voté. Penser que la répulsion éprouvée pour les politiques est un aboutissement, voilà une grande erreur. Elle est le début de quelque chose.
Non pas le grand soir, pas la Syrie, mais la recherche de la démocratie.
Considérons un village de Bourgogne. Le revenu moyen y est de 17.000 euros annuels. Ce village est parmi ceux qui compte le plus grand nombre d'exploitations biologiques (40%, contre 4% de moyenne nationale). Trop loin des centres urbains, ce village n'a pas connu la rurbanisation. Le seul lotissement créé peine à se remplir. Or les habitants, conformément à leurs pratiques, sont de ces citoyens que je veux décrire: ils ne votent qu'aux élections locales, se sont détournés de tous les enjeux nationaux, et produisent de la sociabilité par le biais de l'entraide et de multiples associations. Malgré la faiblesse des revenus, personne ne manque de rien, toute la nourriture ou presque est produite sur place et fait l'objet de dons et de contre-dons. Ceux qui ne produisent rien donnent un coup de main.
Ce qui permet à ce système de fonctionner, c'est que les habitants, s'émulant mutuellement, se sont défaits de l'hallucination qui consiste à penser que l'on vit pour consommer des objets inutiles ou tapageurs. La réussite sociale, pour eux, n'est pas de pouvoir acheter une Ferrari, mais d'être aimé, d'être estimé. Je ne parle pas d'Indiens Yanomami, je parle d'un village de Bourgogne.
Tout ne tourne pas autour de l'argent. La dette, la rentabilité, la compétitivité, sont des concepts cannibales. Comme le dit la Bible, "là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur".
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