Une opinion publiée dans Libé, "Et si on fichait la paix aux bobos?", venant après les boutades de Sarkozy (selon lui, les occupants de la place de la République seraient des bobos n'ayant rien dans la tête), mérite quelques commentaires.
L'auteur esquisse le portrait du bobo: classe moyenne, profession créative ou intellectuelle, venant parfois d'un milieu modeste, amateur de concerts, d'expositions, de théâtre, préférant faire ses courses au marché plutôt qu'au Monoprix, etc. Il définit le chanteur Renaud (auteur de la chanson "Les Bobos") comme un "sous-Pierre Perret dopé à l'anisette", ce qui est franchement drôle et bien trouvé.
Mais le fond de sa question est: pourquoi le bobo, qui n'affecte personne, est-il la cible de tant de railleries? Pourquoi est-il une forme de repoussoir, permettant de ridiculiser des prises de position progressiste - je cite: "Le mariage pour tous ? Une idée de bobos. L’écologie ? Un passe-temps de bobos. La fraternité ? Une lubie de bobos."
A croire que les bobos font peur. On les stigmatise pour mieux les neutraliser. Oui, c'est une conjonction de positions modestes et d'actes militants modestes qui génère des rassemblements place de la République. Cela fait un peu peur à des imbéciles attachés au pouvoir comme des moules à leur rocher. Cela dérange des petits cons violents et haineux qui se gavent de iPhone et de Nike hors de prix. Cela emmerde les commerçants qui voient des clients regarder les étiquettes pour vérifier les lieux de fabrication, ou les labels Max Havelaar ou FSC.
Dans une société abrutie par l'indifférence, la haine et les jeux vidéos, cela choque évidemment que des gens choisissent des modes de subversion adaptés à la société de consommation: précisément par des actes de consommation ou de non consommation. La préoccupation humanitaire ne consiste pas en s'extasier devant des enfants malnutris. Elle consiste à ne pas acheter de produits venant de pays dont les dirigeants exploitent les famines ou dont les travailleurs sont sous-payés. La préoccupation écologique - si loin des réalités quotidiennes du Français touché par la crise, dit-on - se manifeste par le choix de produits équitables, respectueux de l'environnement, et même par l'adhésion à une AMAP. Où en serait l'agriculture bio sans les bobos? Qui lit Pierre Rabhi? Des paysans militants et des bobos. Ils sont les maillons d'une même chaîne.
Les idéologies alternatives au néo-libéralisme, lorsqu'elles sont imposées, dégénèrent en violence réelle ou symbolique. La Corée du Nord et l'Etat Islamique partagent bien des choses, notamment la haine de l'Occident. Et les soldats de l'Etat Islamique se gavent de Mars et de Bounty, vivant sur la bête martyrisée; les dirigeants nord-coréens ont créé une nation d'esclaves affamés. Le néolibéralisme, lui, est subtil: il laisse à chacun sa chance tout en savonnant la planche. Il s'empare des Etats en les tenant par la dette, par le chantage à la délocalisation ou à la spéculation. Il recrée cette aristocratie accapareuse qui accumule le blé dans ses greniers, redistribué au compte-goutte à ceux-là même qui l'ont produit. C'est au XVIIIe siècle que l'on retrouve une classe exploitée par une classe de nantis, des chaumières à l'ombre des palais.
On ne peut, en l'état actuel, lutter de front contre une idéologie dominante. Les foules poussant des chariots aux hyper-U ou aux Centres Leclerc ne se rebelleront pas, massivement, contre la surabondance et les kilomètres linéaires de yaourts identiques aux emballages différents. Ils ne se rebelleront pas contre cette idée que la démocratie représentative ne les représente pas, parce qu'au fond, ils ont confiance en leurs dirigeants.
Ce sont ces bobos stigmatisés qui pratiquent le retrait du capitalisme. Ce retrait passe par la conscience sociale et environnementale appliquée aux choix de consommation, il passe par la sobriété. Cette fameuse révolution qui vient est une révolution lente et tranquille. Elle ne tuera personne. Mais à terme, elle provoquera l'effondrement de ces multinationales qui spéculent sur le temps de cerveau disponible, comme un restaurant servant des plats immondes finit par faire faillite.
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