Je doute.
Je vois parfaitement les éléments pertinents de la mission. Mais je ne sais comment les prendre.
En 1986, le primatologue José Marcio Ayres s'engage dans une étude des Ouakari blancs, espèce rare de primates dont la dernière description remonte au XIXe siècle. Il découvre des groupes dans la région de Mamiraua, un écosystème de forêt inondable. Il demande et obtient la création d'une station écologique d'Etat en 1990. La région est en effet soumise à une pression de plus en plus intense du fait de la pêche, alimentée par la demande provenant de Manaus et de la Colombie.
Or cette région est peuplée de "ribeirinhos", populations riveraines survivant d'agriculture et de pêche artisanale, qui ont connu une période d'organisation grâce à l'intervention de l'Eglise catholique, dans les années 70, mouvement connu sous le nom de "mouvement des lacs".
La mise en place de la station écologique exigerait le déplacement de plus de 3000 personnes. Aussi, les chercheurs et membres d'ONG impliqués dans le processus négocient-ils avec l'Etat d'Amazonas une nouvelle forme d'aire protégée: la "réserve de développement durable", qui sera créée en 1996.
Cette réserve s'organise de deux manières: l'accès aux rivières qui la traversent sera dorénavant restreint. La pêche intensive sera interdite. Concernant les habitants, la RDS propose deux voies distinctes: d'une part seront élaborés des plans de gestion concernant la pêche et le bois, puis, afin de compenser les pertes de revenus du fait de la modération des prélèvements, une auberge écologique, flottante, est construite grâce à des fonds provenant de l'Agence de développement du Royaume Uni. L'auberge est opérationnelle en 2001, et tourne autour de 650 hôtes par an. Ces initiatives, en concertation avec les habitants, sont exécutées par une ONG, la Société Civile Mamiraua.
Parallèlement est créé un institut de recherche, l'Institut de Développement durable Mamiraua, rattaché au Ministère de la Science et de la Technologie brésilien, chargé d'étudier les processus à long terme au sein de la réserve (écologie, biologie, populations humaines).
Aujourd'hui, plus de dix ans après la création de l'IDSM et de la SCM, les conflits et revendications des habitants naissent de la confusion des deux organisme. L'Institut est en effet une structure dynamique, dotée d'infrastructures (bases, centre de recherche) et de logistique (bateaux, automobiles, équipements) qui envoie régulièrement des équipes de chercheurs sur le terrain. Ces chercheurs sont biologistes, agronomes, souvent jeunes (niveau master) et de ce fait, désertent la région une fois leur diplôme en poche. Les habitants se plaignent donc d'être en permanence étudiés sans qu'il y ait de retour.
Par ailleurs, les plans de gestions mis en place ont provoqué des conflits avec l'Institut brésilien de l'environnement et ses avatars régionaux, car la délivrance de permis de circulation est extrêmement rigide. Plusieurs communautés se trouvent donc condamnées à des amendes extrêmement élevées, du fait de maladresses émanant des ingénieurs dépêchés par l'Institut.
D'autres réclamations trahissent davantage la survivance d'anciens réseaux clientélistes: l'Institut est ainsi blâmé pour ses défaillances en matière de santé et de "saneamento" (eau courante et tout à l'égout), quand ces obligations sont celles de la mairie dont dépendent les communautés. Bref, il y a confusion des genres, confusion aggravée par la disparition - ou le manque de visibilité - de la Société Civile chargée d'accompagner les projets sociaux. Les communautés estiment donc qu'on en fait davantage pour les animaux que pour eux, et l'on sent pointer une amertume qui dépasse largement les défaillances réelles ou supposées de l'IDSM, et qui est plutôt due à l'ancienne coutume du patronnage, où des "patrons" d'embarcation venaient livrer (le café, le sel, les outils) et prendre livraison (de peaux, de poissons, de manioc), en un échange entretenu et institutionnalisé par la dette.
Sur place, nous avons été interpellés et pris à témoin du dénuement (relatif) dans lequel vivent ces communautés - nous devions rappeler que nous n'étions pas membres de l'Institut de Développement durable, tout en lui étant redevable de l'appui logistique.
J'ai pu valider certaines de mes hypothèses concernant le rôle des religions protestantes dans les conflits communautaires, ainsi que la part de hasard dans la transmission de l'autorité - ainsi, quand le fondateur du hameau avait davantage de filles que de garçons, on constate qu'après deux ou trois générations les femmes sont souvent actives dans la gestion communautaire et dans les processus de décision; en revanche, quand le fondateur avait davantage d'enfants mâles, les femmes sont aujourd'hui souvent muettes et largement exploitées.
Mais il y eut plusieurs scènes et échanges qui m'ont mis franchement mal à l'aise. Un jeune homme a tranquillement découpé ses pirarucus capturés illégalement pour les saler et les revendre, alors que l'espèce est strictement protégée. Les autres habitants ont dénoncé ses actes, mais on ne sait jamais jusqu'à quel point il y a désolidarisation, ni dans quelle mesure des sanctions communautaires seront prises. Admettons que toute société peut survivre avec en son sein un pourcentage x de tricheurs, configuration souvent étudiée par les écologues.
Une autre scène, en fait un dialogue, m'a beaucoup retourné. Conversant avec un vieux caboclo nommé Zosimo, nous évoquions les serpents. J'apprenais que les anacondas étaient tués systématiquement - l'un des habitants se vantait d'en avoir tué trente dans son poulailler. Et ils évoquaient les bêtes inutiles et malfaisantes, les serpents, insectes et autres : "ceux-là, ils ne servent à rien, il faut les tuer à mesure qu'on les rencontre". J'ai fait observer que les serpents avaient peut-être une utilité dans cet ensemble. Et Zosimo m'a répondu - et je suis sûr que c'était là le fond de sa pensée -: "c'est vrai, qui sait si un jour, demain, on ne pourra pas les vendre". Je l'ai poussé à approfondir, et à mesure qu'il s'expliquait, il m'est apparu que ces "riverains" avaient toujours été des extractivistes, c'est-à-dire des travailleurs en charge d'extraire de la forêt des produits, et que jamais ils n'avaient été cette représentation fantasmée du brave paysan autosubsistant et n'aspirant qu'à vivre dans l'indépendance. Ces gens ont toujours été reliés à un marché, ils se sont toujours considérés comme étant en charge d'un travail (exploiter les ressources à mesure qu'une demande se fait jour) - jaguar, caïman, poisson, caoutchouc, palmes, etc - et c'est cela qui justifie leur présence. Ils ne savent rien faire d'autre, ne sont jamais sortis ou presque de leur bras de rivière, et sont conditionnés à considérer l'environnement comme l'endroit où ils puisent des matières premières qui leur permettront d'acquérir des biens de consommation.
L'imposition d'une "réserve de développement durable", qu'ils ont acceptée car les stocks de poissons étaient menacés par des bateaux puissants venus de l'aval, se mue peu à peu, à mesure que le souvenir s'efface, en une restriction intolérable à leurs possibilités de revenus. Cela, évidemment, est délicat à souligner, et délicat à appréhender également.
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