Et je poursuis ma tournée des hôpitaux de Paris. Deux jours durant à la Maternité Port-Royal, à deux encablures de la prison de la Santé.
Pendant cinq heures, on gamberge: "suis-je fait pour cela? quel genre de père serai-je? n'ai-je pas commis une horrible erreur? Et si j'abandonnais tout, si je partais?" Cela tandis qu'Ariane criait de douleur, et que je lui massais le dos en lui disant "respire, respire".
Après 30 heures on veut juste que ça finisse, que les bip-bips cessent et les "touhou-touhou" et les "clic-clic-clic" et le moniteur qui nous fait entendre la locomotive à vapeur qu'est le cœur de mon fils.
J'ai vu deux fois tomber la nuit sur l'hôpital. Deux fois les couloirs qui se vident, se remplissent, et se vident à nouveau. Les ascenseurs se taisent. Le bar ferme, puis rouvre. Femmes enceintes, papas inquiets, réceptionnistes débonnaires traînant leur accent des Antilles. La tournée des sages-femmes, le silence puis le bruit, les pas perdus, comme un film accéléré montrant la déshumanisation des grandes villes, avec leurs lumières qui s'éteignent et se rallument, la circulation automobile et le clignotement de la machine à café.
Dans la pièce centrale les obstétriciennes assises face à leurs moniteurs qui leur évitent de se déplacer. Elles mangent des plats chauffés au micro-ondes, puis vont ouvrir des ventres. Bébé après bébé, raccourcir le cordon, tester les réflexes, étirer, replier, enfiler le petit débardeur.
Sur les crânes allongés des enfants qui viennent de naître, le bonnet ressemble à la perruque que portait E.T. le jour de Halloween. Le corps rougeâtre, les mains violettes, et le déguisement d'être civilisé. Malthusien, je voyais la Terre: chaque petit humain ajoute à sa misère. Père, je voyais Antoine, tout surpris d'être au monde, poussant des petits "ah?".
En bas, deux adolescents venus soir après soir, le garçon à casquette, la jeune fille comme mille autres. Son visage n'exprimait rien que je puisse déchiffrer. Les voyant assis discutant je leur demandai ce qu'ils faisaient là. "Mon fils est en réanimation", dit-elle simple et triste.
Dans le resto d'en face, seul devant ma bière, et ne pensant à rien. Profitant de l'heure que l'obstétricienne m'avait donnée. Un si jeune couple à côté. La fille prenait le téléphone des mains de son ami chaque fois qu'appelait son ex, puis elle riait, souriait. Quand il est parti payer l'addition, son visage s'est refermé. Son pantalon déchiré laissait paraître ses genoux. Elle semblait avoir dit adieu.
"J'attends mon fils" dis-je au garçon.
Dans la chambre, tandis qu'Antoine coincé dans le ventre faisait son petit infarctus, elles étaient toutes là, les Olivia, les Clémence, les Anaïs, toutes âgées de moins de trente ans, sortant de l'école et m'assurant de leur expérience. Toutes jolies à leur manière, qui ornée de sabots dorés, telle Hélène, qui perdant son regard tandis que sa main fouillait, fouillait, pour mesurer le col d'Ariane, disait que tout allait comme sur des roulettes. Puis l'autre, le gant disparaissant lui aussi, se voulant rassurante. Je ne voyais que sa main gauche aux doigts fins. La belle anesthésiste, main dans les poches comme une jeune fille rebelle. Une brochette de jolies filles, pensais-je, et pourtant je les ai secouées: "il souffre, vous voyez bien qu'il souffre". Elles parlaient de voie basse et de laisser venir naturellement, alors qu'Ariane étaient perfusée de toute part et que des écrans partout alignaient des chiffres et des alertes. Elles allaient d'une mère à l'autre, répondant aux urgences à mesure qu'elles venaient.
Comme on a l'esprit vide en ces instants. Nous voulions juste que cela se termine, et puis voilà, les dieux n'ont pas abandonné Antoine, ils n'ont pas quitté Alexandrie faisant sonner leurs tambours et leurs fifres, et je leur en suis reconnaissant.
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