Les objectifs que l’on peut se proposer d’atteindre sont la préservation des écosystèmes et de la biodiversité, la lutte contre le réchauffement climatique, la limitation de l’impact de l’agriculture sur les milieux et - mais cela exige une discussion approfondie - la reconsidération de notre rapport aux autres vivants.
Il ne s’agit pas, en vérité, de quatre fronts différents. Il y a, derrière chacun de ces objectifs, la volonté de limiter notre empreinte planétaire, cela en passant par une réorganisation profonde de notre mode d’être, de consommer, et sans doute de nous représenter notre place au sein du vivant.
Repenser les transports et les circuits d’échanges internationaux ainsi que les pratiques agricoles en y intégrant le coût environnemental : est-il raisonnable de payer moins cher une tranche de jambon si le coût d’assainissement des bassins fluviaux pollués par l’élevage intensif est répercuté sur ma feuille d’impôt ?
Repenser l’occupation des sols en limitant les infrastructures surdimensionnées, l’extension indéfinie des zones d’habitations et tout ce qui est susceptible de provoquer des dommages irréversibles pour la flore et pour la faune. Cela implique de définir des zones protégées ou sanctuarisées, reliées entre elles par des « couloirs » ou corridors permettant à la faune de circuler d’un point à un autre du territoire.
Repenser nos modes de consommation en tenant compte des limites au-delà desquelles les populations végétales ou animales risquent de s’effondrer. Demander aux pêcheurs de veiller eux-mêmes à la reconstitution des stocks de poisson équivaut à demander à un orpailleur d'assurer la pérennité d’un filon, ou à un trafiquant d’ivoire de contribuer à la survie des éléphants. Il faut, à un moment ou à un autre, qu’une décision collective puisse s’imposer face à l’intérêt particulier.
Cette imposition ne va certes pas de soi, en particulier dans un régime démocratique.
A quel titre la collectivité peut-elle forcer les bergers pyrénéens à tolérer la prédation des ours ? En admettant que le résultat final dépende d’un rapport de force (ce qui est souvent le cas en France), verra-t-on un jour défiler un plus grand nombre de manifestants pro-ours que d’opposants à leur réintroduction ? Si tel était le cas, où devrait se tenir une telle manifestation ? Qui prendrait sur son temps de loisir ou de travail pour défendre une espèce protégée, dont la protection incombe à l’Etat, alors même que sa préservation n’a pas d’implication directe sur la qualité de vie de 99.9% des Français ?
Il faut donc réévaluer le sens de « rapport de force ». Si une manifestation pro-ours ne suscite pas d’écho et ne se traduit pas en poids politique, c’est qu’il y manque, sans doute quelque fondement démocratique qui permettrait sa prise en considération comme "participation citoyenne". Tant que la préservation d’une espèce donnée ou d’un lieu d’importance ne s’inscrit pas dans une obligation morale, inscrite dans la législation, comme une forme d’impératif transcendant les intérêts particuliers pour atteindre aux principes mêmes qui fondent la collectivité, le citoyen soucieux de défendre les ours ne sera pas considéré comme faisant partie des groupes d’intérêts susceptibles d’en débattre. Nous parlons de l'ours, espèce emblématique - "roi déchu" selon Michel Pastoureau (2007) - mais l’exemple serait plus criant encore si des manifestations avaient lieu pour défendre la morue ou le grenadier, deux poissons ayant franchi le seuil critique d’extinction.
Tout l’enjeu consiste à déterminer ce que serait cette obligation morale, et qui est susceptible de l’identifier et de la définir.
Les protecteurs de l’environnement sont loin de former un front uni. Il y a non seulement des gradations dans l’intensité de l’adhésion à la cause environnementale, mais aussi des idéologies et des affects qui rendent quasiment impossible la fédération des différentes sensibilités. Quel rapport existe-t-il entre la Fondation Brigitte Bardot et Greenpeace ? Entre WWF et PETA ? Entre la SPA et le Mouvement pour la Libération Animale ? Ces dissensions font que les opposants, les railleurs et les blasés ont beau jeu de parler de « zoophilie » (Ferry, 1992 : 40, 44, 184) et « d’amour de la nature » ou "des bêtes" (Ferry, 1992 : 263, ou Bernardina, 2006, passim), évacuant ainsi la question morale pour se placer sur le plan du sentimentalisme.
Au nom de quoi, de quel principe, peut-on déclarer, comme Lévi-Strauss, que l'humanité serait devenue « sa propre victime », n'ayant pas compris que ses droits « cessent au moment où leur exercice met en péril l'existence d'autres espèces » ? (Discours à l'occasion de la remise du XVIIe Premi Internacional Catalunya, 2005, prononcé à l’Académie française). La réponse est contenue dans la question : il s’agit de redéfinir le périmètre du droit, son fondement subjectif, et son mode d’application.
(Question traitée en février 2008: "Hitler a interdit le gavage des oies".)
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