Samedi, 8h du matin. Bloqués par la pluie à São Francisco, nos sacs sont prêts depuis longtemps, les hamacs sont rangés, il ne reste plus qu’à attendre qu’un ciel uniformément gris se décide à blanchir.
Petite réflexion : lorsque je suis arrivé hier au bout du castanhal, j’ai vu travailler Manoel, employé de Maria Helena, à l’ouverture des noix. Assis sur un bidon, posant la cosse sur une racine, il la fracturait à coup de hachette jusqu’à ce qu’un couvercle s’en détache. Entre deux cosses, j’ai vu la racine devenue concave à force de servir d’enclume, et je n’ai pu m’empêcher de songer aux sites de cassage de noix des chimpanzés de Gombé, l’enclume creusée, les coques éparpillées.
Sur le bateau, l’après-midi. Depuis 9 heures ce matin, nous remontons l’Iratapuru, en direction de l’igarapé Amazonas. Je suis parti en avance sur le batelão de Chiquinho, Teresa et Raimundo. Anna et François accompagneront Nego et seront pilotés par Sabá. Nous nous retrouverons demain.
Teresa est la fille de Biló, issue d’un premier mariage, à Breves. Elle a une cinquantaine d’année, elle a un castanhal qui donne peu, et vit avec Raimundo dit Pipira, 26 ans, au phénotype indien très marqué. Elle a quitté son mari, Toneco, qui la traitait mal, et a dû lutter pour gagner son indépendance. Elle me donne sa définition du développement durable : c’est soutenable parce qu’on ne détruit pas la forêt, on ne fait que ramasser les noix (« é sustentável porque a gente não derruba, só tira castanha »). Je demande alors ce que serait le « développement » : le développement, dit-elle, c’est la sève du bréu branco. Pourquoi cela ? Parce qu’avec le bréu branco, on fait des pommades et du parfum, on ne peut pas le manger (« não pode sustentar-se com ele »), au contraire de la noix. Teresa m’explique que Raimundo et elle ont dû investir 6000 réaux pour collecter les noix cette année : il faut faire deux voyages, coûtant 300 litres d’essence chacun, et acheter le rancho (la nourriture) pour deux mois. Il faut également payer les deux saisonniers – 700 réaux chacun pour le ramassage et l’ouverture, plus 200 réaux de nourriture, puis, au moment du transport (c’est le but de ce voyage-ci), les payer à la journée, 20 réaux (pra arriar : terme fourre-tout qui ici désigne la mise en sac et le transport sur les épaules jusqu’au bord de la rivière, ainsi que le transbordement pour franchir les sauts. Ce voyage leur rapportera 150 sacs de 60 litres (4 latas). Les noix sont vendues 60 réaux à l’hectolitre (5,5 latas), mais la mesure de l’acheteur est la barrica, soit 6 latas pour tenir compte des noix invendables, pourries ou desséchées. Raimundo ne possède pas encore de castanhal ; Teresa et lui en louent un à un dénommé Gilson, 1500 réaux pour la saison. Si un castanhal n’est pas exploité durant deux ans par son propriétaire (le terme est inapproprié : il s’agit d’un dono), quelqu’un d’autre peut le prendre à son compte.
Le voyage dure toute la journée, et nous ne sommes toujours pas arrivé à l’igarapé Amazonas. Il a fallu franchir deux cascades à la hissée, et trois autres au moteur. Les plus dures sont les sauts de Pau Cortado et celle de Panelas (magnifique), où il a fallu se mettre à dix pour tirer et pousser le batelão, dans un courant fort. Bien entendu, je me suis immédiatement déchiré la plante des pieds sur les roches immergées. A la nuit tombée, nous continuons à naviguer : nous faisons une pause pour pêcher (rien) puis Raimundo chasse à la lanterne, braquant un projecteur sur la rive jusqu’à voir briller les yeux d’un animal. Il communique par mouvement de lanterne avec Chiquinho qui mène la barque. Il tire d’abord une paca (agouti paca), mais celle-ci ou bien en réchappe, ou bien tombe dans la rivière : on ne retrouvera pas son corps. Puis il abat un caïman coroa qui se reposait sur la rive, et encore un autre plus loin, qu’il harponne et saucissonne avec la corde de son arc ; le malheureux passe la nuit, encore vivant, le museau enfilé sous sa queue. Ces caïmans mesurent environ 1,5 mètres, et constituent l’essentiel de la population, avec les jacaretinga. Ici, on ne trouve pas de caïmans noirs (Melanosuchus niger, jacaré-açu) comme dans les affluents de l’Oyapock.
Nous parvenons enfin au campement de Beija-Flor. Il fait nuit, il pleut, les sacs de noix empilés sentent le fromage, et l’on fait cuire le premier caïman. Le camp est parsemé de plumes de hocco. A l’heure du repas, je passe mon tour. Les hamacs sont suspendus progressivement, et l’on se rend compte que nous sommes trop nombreux pour que tous échappions à la pluie. Finalement les hamacs sont pendus en alternant haut et bas, ce qui permet de nous serrer davantage. Au-dessus de moi se balance Chiquinho. Je n’en suis pas fâché car je n’ai pas de couverture, et je commence à grelotter. Chiquinho dégage une bonne chaleur, mais je finis par trouver dans mon sac à dos un bout de toile ciré qui fait l’affaire.
Teresa vitupère contre le lâche abandon de Rato, qu’elle a nourri et logé en attendant le départ mais qui au dernier moment a opté pour la colocação de Sabá. Meilleur salaire ? Puis les conversations tournent autour des comptes bancaires : que choisir, compte courant ou compte épargne ? Comment être sûr que personne ne viendra retirer votre argent ? On dirait que le problème arrive assez souvent, car nombreux sont ceux qui ne savent signer que d’une croix. Un autre s’est fait voler son argent par une prostituée. Finalement, une voix s’élève d’un hamac : « N’est-ce pas le moment de raconter des histoires ? » Je dresse l’oreille, mais personne ne saisit la balle au bond.
Au matin, nous découvrons que le tronc d’açaí auquel nous étions suspendu s’est plié pendant la nuit. Départ vers 6h30, sur la rivière embrumée.
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