Arrivée à Cayenne. Cafard effroyable qui me prend à la gorge dès que j'arrive dans cette ville. Il faut régler la question du transport à St Georges demain matin à la première heure - hâte de me trouver à Oiapoque, au Brésil. Mon sac est rempli de cadeaux pour les Indiens et je ne peux plus y glisser une chaussette.
En retournant dans l'Uaça pour la troisième fois, je clos une recherche pour en entamer une nouvelle.
Comme on le voit (mal) sur cette carte des aires protégées d'Amazonie publiée par l'Instituto Socio-Ambiental (ISA), la Terre Indigène se trouve quasiment enclavée entre la Guyane française à l'Ouest et le Parc National Cap Orange à l'Est. Ses 5500 km² abritent deux des principaux biotopes amazoniens : la forêt de terre ferme et les savanes inondables.
Les quatre ethnies qui se partagent cet espace ont créé de forts réseaux sociaux et familiaux avec la Guyane, et ont largement investi la scène politique du municipe (canton) d'Oiapoque. Ces ethnies sont les Palikur (environ 800 individus, groupe Arawak), les Galibi Kaliña (environ 50 individus, groupe Carib), les Karipuna (2000 individus, population rurale réindianisée), et les Galibi Marworno (2000 individus, origines indigènes diverses, essentiellement Carib).
La langue véhiculaire est le portugais pour les plus jeunes, le "patois" (dérivé du créole guyanais) pour les plus âgés. Seuls les Kaliña et les Palikur conservent une langue véhiculaire indigène, le Galibi pour les premiers et le Pai'Kwené pour les second.
Ces quatre groupes ethniques possèdent tous des correspondants en Guyane française, et ont de nombreux échanges avec leurs parents.
A côté de ces populations anciennement implantées, les habitants néobrésiliens se sont multipliés grâce à l'ouverture, dans les années 80, de la BR 156 qui traverse l'Amapa du Sud au Nord et est appelée à relier la Guyane française par un pont déjà ébauché. Cette population, formée d'agriculteurs, de pêcheurs, et bien sûr d'orpailleurs, s'est trouvée bloquée dans sa route migratoire par la frontière, mais on peut s'attendre à de nouveaux mouvements de populations. Ces caboclos sont en effet peu sédentaires, défrichant des terrains pour les revendre ensuite et s'installer ailleurs. Les orpailleurs sont encore plus mobiles.
On trouve donc des cycles d'implantation différents selon les différentes populations: cycles longs (20 à 50 ans) pour les indigènes; cycles de 5 à 15 ans pour les horticulteurs-éleveurs; cycles brefs (6 mois à 3 ans) pour les orpailleurs (Philippe Léna décrit parfaitement le rythnme des fronts pionniers dans ses différents articles et ouvrages). Ces cycles conditionnent, comme on s'en doute, le succès ou l'échec des programmes d'assistance et de sensibilisation que les autorités brésiliennes s'efforcent de mettre en place pour éviter les conflits terriens et la dévastation.
En théorie, la législation environnementale brésilienne exige que 80% des terrains boisés situés en Amazonie soient laissés intacts, et fassent l'objet d'un plan de gestion durable des ressources qu'il contient. Mais la plupart des colons s'installent sur quelques hectares seulement et brûlent tout: une fois le terrain mis en exploitation, ils peuvent légaliser leur propriété, pour la revendre quelques années plus tard à un éleveur de bétail qui formera une grande fazenda déboisée en rachetant différentes petites exploitations. Les premiers ne pouvaient être soumis à l'amende car inadiplentes (insolvables). Le fazendeiro ne le sera pas non plus car il a acheté des terres déjà déboisées. Ainsi brûle à petit feu la grande Amazonie.
Il ne rime donc à rien de suggérer à un homme qui vient de dévaster son terrain de se convertir à l'apiculture ou à l'écotourisme, car cet homme si pressé de brûler la forêt ne songe probablement qu'à revendre d'ici deux ans, une fois que l'herbe à vache aura poussé.
Mes recherches dans l'Uaça se situent à deux niveaux:
J'achève un projet mené en collaboration avec l'Université de São Paulo sur les "réseaux de sociabilité dans les Guyane". Ma partie s'intitule "Constructions symboliques du territoire dans l'Uaça" et porte sur la manière dont sont gérés les espaces naturels et les rapports interethniques aux niveaux chamanique et politique. Nous nous trouvons en effet dans une configuration où les espaces naturels sont des sujets, des 'agents', avec lesquels on négocie (l'ouverture d'un abattis, le droit de chasse ou de pêche...) au même titre qu'avec d'autres humains. A ce niveau de représentation, les esprits des lieux et des animaux sont des personnes, le chaman étant le médiateur entre ce monde "du fond" et les hommes. Parallèlement à ces relations, la complexité des rapports humains (entre Indiens eux-mêmes, entre Indiens et société nationale, agents de l'IBAMA, antrhopologues, etc....) se pose également en termes de négociations dont l'enjeu n'est pas toujours celui qu'on croit.
Sur la carte ci-contre, dessinée par un Galibi Marworno et que Lux Vidal m'a autorisé à photographier, on voit combien le couvert végétal et les différents écosystèmes sont intégrés à la représentation que les Indiens de l'Uaça se font de leur territoire. Chez d'autres Indiens, comme les Pataxo de Bahia, seul le réseau fluvial est signifiant, tandis que chez les Kayapo, la représentation de l'espace est d'abord spatio-temporelle, puisqu'elle inclut les différentes positions d'un même village grâce à un réseau de cercles reliés par des traits.
Ce dernier projet est donc essentiellement ethnologique. Mais comme j'aspire à produire un savoir ayant des débouchés concrets, j'ai proposé à la direction du Parc National du Cap Orange une étude sur les populations traditionnelles de l'embouchure de l'Oyapock, aussi bien indigènes que marrones, créoles ou néo-brésiliennes, afin de déterminer leur degré d'investissement potentiel dans les projets de développement durable. Marie Fleury, ethnobotaniste du Muséum, s'est associée à ce projet pour assumer la partie Guyane, car il s'agit, bien entendu, d'un projet s'inscrivant dans la future coopération transfrontalière entre le Parc Naturel Régional côté français, et le Parc National du Cap Orange côté Brésil.
C'est donc ce projet qui, s'il était accepté et financé, impliquerait des séjours réguliers dans la région pour une période de cinq ans.
"Je veux mettre en cause ma peur de paraitre vieux, et vieux con aux yeux des jeunes.
Il est vrai que ce que nous cherchons, c'est de ne pas faire honte à l'adolescent que nous avons été.
L'essentiel, pour chacun de nous, est de savoir s'il refuse de s'installer dans la vie, c'est à dire dans la mort, s'il a des amis plutôt que des relations, des camarades plutôt que des maitres et des disciples, de l'amour plutôt que de la famille, s'il ne vend pas son âme dans son travail et ses activités.
Je ne prétends nullement être l'homme libre que je voudrais être, je connais assez mes égoismes, mes peurs, mais je ne suis pas devenu celui que j'aurais craint de devenir; je fais partie de ces petits groupes semi-marginaux, un pied dans le système de la vie quotidienne quand même, l'autre qui gigote. ce n'est pas brillant, ce n'est pas désolant"
Edgar Morin
Rédigé par : evelyne | lundi 06 août 2007 à 16:07