28 août (mardi). Au petit déjeuner, Rona me raconte qu’il s’est rendu autrefois dans la Terre Indigène et a proposé aux leaders des visites touristiques avec achat d’artisanat. Les Indiens ont immédiatement exigé que soit discutée la répartition des bénéfices. Rona a répondu : quels bénéfices ? Commençons par faire effectivement des bénéfices et après nous verrons comment ils seront répartis. Le projet en est resté là.
Vie de Rona : il est arrivé dans la région à la fin des années 80, a travaillé comme logisticien de site d’orpaillage en Guyane, sa famille demeurant à Santarém. Il s’est fait rouler par ses partenaires, aussi a-t-il décidé de commencer autre chose : d’abord un bar au bord de l’eau – mais bourré d’ivrognes – puis un carbet sur injonction de son ami français Philippe qui voulait lui amener des touristes. Sensibilité à la forêt dès l’enfance. Il a obtenu de sa mère qu’elle cesse de céder des bouts de leur forêt à des roceiros et c’est aujourd’hui la seule parcelle boisée qui reste à Santarém. Il a appris sur le tas à respecter les règles de manutention de la forêt ; il a découvert, par exemple, qu’en nettoyant les sous-bois il compromettait la régénération de la forêt.
Une parenthèse concernant Rona : il m’a, durant tout mon séjour, écouté, épaulé, appuyé, m’a aidé de toutes les manières possibles, m’ouvrant sa table et sa cuisine, me dépannant chaque fois que nécessaire quand je me trouvais sans argent, et son épouse Maria José l’a appuyé dans cette politique de mécénat qui m’a permis de tenir bon. Si la chanson de Brassens avait un sens, et si l’Auvergnat résidait ici, au fond de l’Amazonie, alors sans doute je fredonnerais cet air-là en pensant à Rona. Le voici avec son épouse sur le ponton de leur auberge au bord de l’Oyapock :
Après avoir fait mes provisions pour le voyage à Kumarumã, je rentre au logement en attendant le départ du bateau. Ces achats sont une vraie routine; je vais au supermarché Midiã, tout près de la FUNAI, où les Indiens séjournant en ville se retrouvent autour d'un pack de bière. Les commerçants nous connaissent si bien, nous les chercheurs, qu'ils savent nos préférences pour le type de carton et d'emballage. La plupart des ONG ont un compte ouvert à cet endroit, et l'on y fait toutes les courses que l'on veut, qui seront soigneusement emballées et stockées, mais en prime on peut y laisser nos sacs, nos bidons d'essence, qu'ils livreront s'ils le faut. Comme je voyagerai par le bateau de la communauté, je n'ai pas besoin d'essence, c'est toujours ça de gagné. Ma liste de provision: Huile, 1kg sel, bougies, allumettes, condiments, 5kg riz, 5kg haricots, 1kg farine de manioc, 5l d'eau, 2kg sucre, Nescafé, 1kg café, 5 boîtes tomates pelées, 3kg spaghetti, 1kg oignon, ail, crackers, biscuits divers, 5 boîtes de thon, 10 boîtes sardines, savon pour lessive, éponges, papier toilette, 1kg citron, 2kg pommes, ouvre-boîte, casseroles. Le tout pour environ 70 euros.
L’après-midi est une succession de rencontres :
Graciliano, étudiant né à Recife. Barbu, cheveux longs, yeux clairs, torse barré d'un dragon, professeur de kung fu à ses heures, au rire communicatif et à l'écoute attentive. Botaniste, il étudie la répartition de quatre espèces végétales pionnières ici et dans la région de Manaus. Il travaille dans une fazenda (légalisée) à 80 km d'ici, passe ses journées sous le couvert forestier. M’explique que les temps de récupération des sols en zones minières est de plus de 20 ans sans amendement ; si engrais, deux ans sont nécessaires pour récupérer les sols avant de replanter. Zone de bétail : la récupération se fait en 5 ans si on prend soin d’aérer les sols piétinés.
Arlindo Gomes Miranda : consultant pour l'expertise foncière et l'élaboration de la chaîne domaniale (l'arbre généalogique des propriétés). Il a été recruté par le FUNBIO, le fonds alimenté par le projet ARPA, destiné à financer la protection des Unités de Conservation d'Amazonie. Il m’explique qu’une "terra devoluta do estado" (terre rétrocédée aux Etats fédérés) est une réalité qui remonte à 1822, car l'Indépendance du Brésil a entraîné la réorganisation des propriétés autrefois régies par législation manuéline sur les sesmarias (concessions de la Couronne Portugaise à des capitaines donataires). En 1850, la Loi du sol implante pour la première fois le cadastre inspiré de Napoléon. La constitution de 1889 définissait les terras devolutas comme appartenant aux Etats fédérés, sauf celles intéressant la sécurité nationale (bande de frontière = 100km à l'intérieur des terres ; voies ferrées, routes nationales, appartiennent à l'Union, c'est-à-dire à la Nation brésilienne, et sont incessibles)
En 1909, l’Etat du Para (l’Amapa n’existait pas encore) a vendu de nombreuses terres par ici, ce qui explique que la situation soit compliquée. Son rôle est d'évaluer les propriétés et ce qu'elles contiennent dans l'aire du Parc National du Cap Orange, de manière à calculer les indemnisations des habitants qui seront déplacés (particulièrement à Tapereba). Le Parc National possède toutefois une marge de manoeuvre en ce qui concerne l'application de la loi, qui prohibe normalement l'usage direct de ces Unités de Conservation, de même que toute présence humaine. Lauro m'explique que des ajustements de conduites avec différentes associations (pêcheurs, menuisiers) devrait permettre d'aboutir à un meilleur contrôle de la pêche et de l'extraction de bois précieux, l'IBAMA affichant une tolérance en échange d'engagements précis de leur part.
Peu avant mon départ, une scène typique du logement de l’IBAMA, où se croisent agents temporaires, chercheurs, pilotes et pompiers volontaires : Josinei, alangui sur le sofa qui a épousé sa forme, explique à Graciliano qu’il y a trois ans, on a tenté d'implanter un projet d’apiculture dans la Terre Indigène. 3 ateliers financés par l'EMBRAPA (agence brésilienne de développement rural) et la TNC : comment transvaser les essaims dans une ruche artificielle, comment multiplier les reines, etc. "Mais ils n'ont pas eu d'appui, ça s'est arrêté là, on ne savait pas comment produire davantage". Josinei dit qu’il aurait fallu plus de cours, une assistance plus régulière. Il faut fournir tout le matériel, et accompagner de bout en bout. Il avoue que rares furent les gens intéressés, tout comme pour les projets andiroba ou tracaja. Il faut des gens enthousiastes pour mener à bien ces projets. Conclusion de Josinei, fataliste : « Esbarrou nessa burocracia… » - « cela a buté sur cette bureaucratie… » - entendre : il fallait justifier l’usage des fonds…
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