Mercredi, 29 août. Il faudra plusieurs heures pour décharger le bateau. Je me rends directement au poste de la FUNAI où m'attend le chef adjoint, Coaraci Maciel, neveu du grand cacique Floriano Maciel, qui a fondé un autre village. Romildo est en vacances pour 15 jours encore. Cela m'arrange plutôt: Coaraci a quitté Kumarumã à l'âge de cinq ans, sa vie est à Oiapoque, et il loge donc au poste, comme moi, doit se débrouiller pour la nourriture, comme moi. Il profite de son séjour forcé pour mener sa campagne électorale: il est conseiller municipal et doit recueillir ici au moins 125 voix pour être élu. Nous décidons de dormir dans la même pièce (on prétend qu'il y a des fantômes qui rôdent la nuit autour du poste) et de mettre en commun notre nourriture. Le partage sera vite fait: en ouvrant mon carton défoncé, je m'aperçois que toutes les boîtes de conserve ont disparu. L'autre mauvaise surprise est qu'il n'y a pas d'eau, comme à l'accoutumée. Le poste partage le réservoir de l'école et les cantinières épuisent l'eau dès 16h environ.
Coaraci me dit de ne pas m'en faire: nous déposerons la nourriture chez son frère dont l'épouse cuisinera nos repas. Pour le bain dans la rivière, sur le ponton, inutile d'y songer: une gigantesque barge déverse son huile et le déchargement du bateau fait que le ponton est encombré.
Le poste est à peu près rangé. Le jeune homme qui se charge de l'entretien balaie régulièrement les voies de passage, ne laissant de ci de là qu'un cafard mort ventre à l'air. L'année dernière, j'avais dû renoncer à y séjourner: on avait enfermé dans les toilettes un adolescent rebelle qui passait ses nuits à me supplier de le délivrer. J'avais été voir Romildo en pleine nuit pour lui demander s'il était possible de trouver une solution et sa seule réponse avait été: "ne le laisse surtout pas sortir". Finalement la mère du jeune homme lui avait fait passer une machette par la fenêtre et il avait arraché les barreaux de la salle de bain.
Aujourd'hui, tout est calme: je rends visite à mes connaissances, Paulo Silva, Soda (Adailson Narciso, dont le père était soldat), et Felizardo, qui revient de sa roça (son abattis). Il est 17 heures, l'heure où tout un chacun revient des champs, chargé de manioc et de poisson.
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Les Galibi-Marworno sont un peuple métissé, issu des recompositions ethniques qu'a subies la région. Leur installation remonte probablement au XIXe siècle, à la suite de négociations ou de conflits avec les Palikur, primo-occupants. Les groupes indigènes ayant traversé ce bassin fluvial au cours des derniers siècles, au gré de leurs propres migrations ou des conflits opposant Français et Portugais pour le contrôle des Guyanes, est en effet impressionnant. De plus, l'orpaillage dans le fleuve Cassiporé a entraîné des mariages interethniques, comme en témoignent les familles Charles, Figueiredo (issue d'un immigrant du Ceara) ou dos Santos (grand-père de Felizardo, venu de Vigia, près de Belém). Lorsqu'est implanté le premier poste du SPI (Service de Protection des Indiens) en 1936, la population est dispersée: chaque famille occupe un îlot, et le regroupement s'opère par étape, dans l'îlot Kumarumã, au gré des épidémies (possessions démoniaques, 1948; rougeole, 1955), qui fait que la véritable agrégation s'opère au début des années 1970, avec l'arrivée du premier agent de la FUNAI, Frederico Oliveira. La communauté connaît alors une reconfiguration totale: jusque-là, le moteur économique avait été, d'une part, la vente de peaux de caïmans, de loutre, de jaguar, à différents intermédiaires et colporteurs accédant à la zone par l'Uaça et par le lac Maruani, qui donne accès au fleuve Cassiporé. Les Galibi Marworno avaient également des liens commerciaux avec les différentes localités néobrésiliennes du même Cassiporé, en particulier Tapereba et Vila Velha de São José (voir carte ci-contre).
La difficulté du transport impliquait des charges légères: farine de manioc, pirogues destinées à alimenter les sites d'orpaillage en amont du Cassiporé, troquées contre de l'alcool, du sucre, du café.
Mais la réethnicisation qui accompagne l'arrivée de la FUNAI, ainsi que du CIMI (Conseil Indigéniste Missionnaire) va réorienter les solidarités des Galibi-Marworno vers les autres peuples indigènes, Palikur et Karipuna, avec qui ils entretenaient jusque-là des relations parfois tendues, marquées par la rivalité pour l'accès aux ressources (poissons et caïmans en particulier). Cette réorientation sera rendue définitive à la suite de trois événements majeurs: l'épuisement des sites d'orpaillage (vers 1965) et l'interdiction du commerce de peau (vers 1975), la création du Parc National du Cap Orange (1980) qui ôtera aux communautés du Cassiporé l'accès aux réseaux commerciaux du littoral (interdiction de la pêche et du colportage), et finalement l'ouverture de la route nationale BR 156 (1985), qui fera de la ville d'Oiapoque le coeur économique de la région.
En 1979, les Galibi Marworno construisent leur premier bateau pour le transport des charges: dorénavant ils commerceront presqu'exclusivement avec la ville d'Oiapoque. Il est intéressant de voir combien la réindianisation a joué sur le choix des partenaires: si Felizardo reconnaît volontiers des liens étroits entretenus autrefois avec Vila Velha (participation aux fêtes, mariages, voyages de pajés), son fils Romildo, lui, minimise l'importance de ces rapports de voisinage.
Un autre épisode marquant, ayant duré de 1962 à 1982, fut la création par l'armée d'une fazenda de buffles dans l'île Suraimon, à une heure de pirogue de Kumarumã. Les déprédations exercées par les buffles sur les plantations des Indiens aboutirent à une mobilisation qui préfigurait la grande bataille de la délimitation de la terre indigène (homologuée en 1992). La lutte contre les buffles de Suraimon unifia les Galibi-Marworno. La lutte pour la démarcation de la terre aboutit à la création d'une entité panethnique, les "peuples indigènes de l'OIapoque", dont l'APIO, créée en 1992, constitua l'apogée. NOus assistons aujourd'hui à une désolidarisation progressive des différents peuples, proportionnelle à l'augmentation des enjeux financiers liés à la route nationale et à la ligne à haute tension, sans parler des multiples projets de développement impulsés par les agences internationales, au premier rang desquelles la Banque Mondiale et l'agence allemande KFZ.
Kumarumã aujourd'hui compte environ 2000 habitants. Les maisons sont réparties par quartier, et occupent désormais toute l'île du même nom. Les zones boisées que l'on rencontre parfois sont situées en zone inondable. A l'arrière des maisons poussent des orangers, des manguiers, des cupuaçu et des palmiers Uassai (açai).
Comme l'on bine régulièrement les mauvaises herbes, le sol est dénudé et soumis à l'érosion, comme on le voit par les racines de ces orangers:
Le village est parcouru de tranchées: on installe un réseau d'assainissement et l'on construit à la fois un gigantesque chateau d'eau et un nouveau groupe électrogène qui devrait résoudre le problème de l'ancien moteur, en panne une semaine sur deux.
J'apprends que le cacique, Evandro Narciso, est actuellement (et depuis deux mois) à Macapa pour raisons de santé. Le vice-cacique, Manoel Rufino, s'y trouve également, car sa femme est atteinte d'un cancer en phase terminale. Il a donc fallu choisir un cacique provisoire parmi les conseillers, et c'est José Luis dos Santos, ancien agent environnemental recruté par la TNC, qui s'y est collé.
Je suis content de revoir Soda, je le considère comme un ami. J'aime bien sa maison, aussi: on peut y marcher pieds nus, sa femme est excellente cuisinière et je suis toujours bien accueilli - si ce n'est le fait que les épouses n'adressent pas la parole aux étrangers. Le père de Soda était un soldat de passage (d'où son surnom): il a été élevé par son grand-père qui lui a donné son nom, Narciso. Nous avons parcouru le fleuve l'année dernière à la recherche d'oeufs de tracaja, il est agent environnemental et prend à coeur sa mission. Par ailleurs, il est liderança, conseiller du cacique. Il a huit enfants, son fils aîné, Macsoara, a participé d'un stage de formation à Manaus, où il est resté cinq mois.
Soda est ravi de la montre que je lui ai apportée, et dont il m'avait fait la demande l'année dernière. Il la donne à son fils de douze ans car il s'en est acheté une autre entretemps.
Soda travaille en ce moment au défrichage de sa roça, avant la période des brûlis. Il m'explique avoir dû, à contre coeur, défricher la forêt vierge car les capoeiras (forêt secondaire) n'étaient pas suffisamment ancienne. Il insiste: "Cela m'a fait mal au coeur d'abattre ces grands arbres. ma consolation est que tout le bois noble avait déjà été retiré." Par la suite, j'apprendrai qu'ils en sont tous au même point: quatre abattis sur cinq sont ouverts dans la forêt primaire, cette année.
Je lui explique que ma recherche implique de remonter la généalogie des caciques depuis la fondation de Kumarumã, en 1936. "Il faut absolument que tu parles à ma belle-mère, elle sait beaucoup de choses, elle a assisté à la fondation du village."
Sa belle-mère s'appelle Mosiane dos Santos, elle a 84 ans et ne parle pas portugais, mais juste le patua. Qu'importe, Soda s'engage à tout traduire. J'enregistre donc le récit de la formation de Kumarumã, depuis l'abandon de l'île Soraimon jusqu'au meurtre involontaire d'un indien par le premier professeur, qui voulait expliquer le fonctionnement d'un fusil. Je la laisse parler sans l'interrompre, je compte que Soda me traduira l'enregistrement. Je pose quelques questions concernant les Grands Serpents, le pajé Uruçu, la guerre des Galibi: elle ne s'en souvient pas, elle me renvoie au pajé, Monsieur Leven.
Au bout d'une heure, j'interromps le travail et demande à Soda de traduire: déception. Elle ne cesse de se répéter, et Soda ajoute sans arrêt des commentaires de son crû, sans que je puisse distinguer ce qui vient de lui. Devant le résultat, je lui demande: Soda, tu me dis que ta belle-mère sait beaucoup de choses, mais que sait-elle exactement? Soda, gêné, interroge sa belle-mère, qui répond en patois. Et Soda de conclure: "elle sait beaucoup de chose, sauf qu'elle n'arrive pas à se rappeler".
Un peu échaudé, je baguenaude. A quiconque me salue et me demande ce que je fais ici, je m'explique: anthropologue, mission de recherche: chamanisme et politique, organisations indigènes, projets de gestion environnementale, etc. Mes interlocuteurs se montrent fort intéressés: ai-je apporté des hameçons et des perles? Pourrais-je leur offrir mon appareil photo? Aurais-je la monnaie de 50 reais? Ma lampe frontale suscite aussi des convoitises. "Viens déjeuner chez moi, je te raconterai des histoires et tu me donneras de l'argent!"
D'autres, assis en famille sur le seuil de leur maison, me font signe d'approcher. Le résultat est parfois surprenant: à peine ai-je ouvert la bouche que la famille, égayée, se lance dans un conciliabule en patois avant de me congédier d'un geste de la main, sans autre regard ni plus de cérémonies.
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