Finalement je ne suis pas sûr que l'alliance sacrée avec Coaraci concernant l'eau et la nourriture soit une si bonne affaire. Le premier soir, nous allons de maison en maison, une bouteille de vodka dissimulée dans un carton. La boisson nous ouvre toutes les portes: tucunaré fumé à la farine de manioc et au tucupi, conversations autour d'un verre, souvenirs de beuveries dans les garimpos (site d'orpaillage), mérites comparés des différentes marques de whisky.
Dans la journée, Coaraci visite les maisons de ses futurs électeurs: promesses, compassion, juste indignation. A mesure que notre intimité progresse, Coaraci m'élève au rang de trésorier de sa campagne. C'est un honneur, et une charge: mon argent disparaît peu à peu, et Coaraci me regarde droit dans les yeux, me jure qu'il me le rendra dès notre retour: "Floriano, nous sommes amis, tu ne peux douter de moi!"
Coaraci m'avait garanti une table ouverte chez son frère, Roberto, directeur de l'école. Nous trouvons chaque soir la famille assise devant la télévision. En guise de repas, Coaraci me suggère que nous mettions la main à la pâte. Je cuisine, donc, des pâtes. Je dépends des casseroles, je massacre un oignon, j'envoie Coaraci muni d'un seau puiser de l'eau. J'allume le gaz: les poignées glissent à cause du graillon. Sur la table, un superbe ananas que Coaraci a rapporté d'Oiapoque: "nous le mangerons demain" m'assure-t-il. Nous avons acheté à un pêcheur des filets de pirarucu et trois kilos de tucunaré: je n'en vois nulle trace.
Nous mangeons assis devant la télé. Le chien de la maison se gratte copieusement. Trois soirs de suite le frère nous ouvre sa maison, trois soirs de suite l'ananas est pour demain et le filet de pirarucu et les kilos de tucunaré aussi attendent des jours meilleurs.
Les déjeuners sont pris chez Lucivaldo, beau-père de Roberto, technicien de santé, Karipuna d'origine ayant résidé douze ans à Cayenne; l'atmosphère y est différente: Lucivaldo, qui parle parfaitement le français, me pose des questions et n'écoute pas mes réponses; cohérent avec lui-même, il n'écoute pas non plus mes questions. Parfois, il me demande, au hasard, de répéter l'une ou l'autre, mais n'y répond pas pour autant. Le singe capucin qui surplombe la table a pour mission, me dit-on, de manger les cafard. Le chien favori de Lucivaldo cultive sa dermatose et aime le contact de mes pieds nus: ballet de jambes sous la table étroite. La toile cirée, venue de Guyane, représente des pizzas et des paniers chargés de tomates et d'oignons, mais d'expérience je sais que tout n'est ici-bas que symbole et que songe. Quand le perroquet à l'aile rogné prend son élan et tombe dans mon assiette, je renonce au repas.
En quatre jours, je n'ai plus ni argent, ni nourriture, et je dépendrai dorénavant des cantinières de l'école et du goûter des enfants.
Entretien avec Coaraci: Il a quarante-six ans, a quitté Kumarumã pour Oiapoque à l'âge de cinq ans - son père n'a pas supporté le décès de son épouse. Les enfants ont alors été éparpillés, certains ne se sont jamais revus. Coaraci est technicien agricole, il a étudié à Belém, et à son retour il a cherché à mettre en application son savoir dans la Terre Indigène. Mais "il manquait une série de conditions", la première étant l'absence de projets et de motivation. En 1983 a lieu à Kumarumã une grande assemblée des pauples indigènes fomentée par le CIMI: pressentant un début d'organisation, il entre, en 1986, dans le cadre de la FUNAI et depuis s'intéresse excusivement à la politique. En 1992 est créée l'APIO (Association des Peuples Indigènes de l'Oyapock), sous l'impulsion de João Neves et son frère Paulo Silva (Galibi Marworno), Estela et sa soeur Vitoria (Karipuna). Le but de l'association était de favoriser les contacts entre les quatre ethnies habitant la région.
Bénéficiant d'un fort soutien et d'une bonne infrastructure, l'APIO devient rapidement un acteur majeur du développement régional: l'Etat d'Amapa en vient à lui confier les missions d'éducation et de santé, et la municipalité d'Oiapoque doit tenir compte de sa position. Le premier bénéfice fut un camion, donné par le CIMI, qui faisait la navette entre les villages du bord de la route et la ville d'Oiapoque. Sous le gouvernement Capiberibe, et son plan "Amapa durable", la puissance de l'APIO se confirme. Chaque année se tient une assemblée qui sert à la fois de bilan et réallocation des fonds inemployés.
Coaraci est secrétaire de l'APIO de 1993 à 1995. A cette époque, d'autres organisations indigènes émergent, certaines sont à leur apogée, comme la COIAB (confederação indigena da Amazonia Brasileira, si je ne m'abuse) à laquelle l'APIO se fédère. Un moment marquant de l'histoire des mouvements indigènes au Brésil est la célébration du 5e centenaire de la Découverte à Porto Seguro, en 2000. Il était prévu une Marche des Peuples Indigènes destinée à peser sur les festivités organisées par le Président Fernando Henrique Cardoso pour son cortège d'invités.
Les peuples indigènes, après parfois des voyages de plus de 10 jours, se retrouvent à quelques kilomètres de là, à Coroa Vermelha, Terre Indigène Pataxo. L'organisation de la marche tourne au vinaigre: les Indiens du Nordeste et du Sud reprochent aux Indiens d'Amazonie de tirer la couverture à eux, d'être les premiers bénéficiaires de l'attention internationale alors que leurs frères du reste du pays survivent dans des terres exiguës. Après deux jours de discussions, constat de désaccord: pas de déclaration commune à l'ensemble des peuples indigènes.
Il s'ensuit une crise plus grave encore: le CIMI, qui fournit l'appui logistique (hébergement, imprimerie,etc.) est accusé de vouloir affaiblir le mouvement indien en le dissolvant dans un schéma plus vaste, le programme "les autres 500 ans", qui associe (je cite une banderole) les revendications "indigènes, noires et populaires". En assemblée, des leaders indigènes exigent le retrait du CIMI du comité d'organisation: "Nous ne voulons plus du CIMI, nous sommes assez forts à présent pour marcher sur nos propres jambes". La rupture est consommée.
La marche doit commencer le 22 avril à 8h. Le parcours est de 11 km, de Coroa à Porto Seguro. Mais, alors que chacun se prépare, s'orne de diadèmes et s'enduit de roucou, voilà que les Sans-Terre prennent position en tête du cortège, sans y avoir été invités: la police charge, lance des bombes lacrymogènes, dresse des barrages. La marche tombe à l'eau, mais l'effet médiatique est réussi, bien que les premiers visés par la police fussent les Sans-Terre et pas les indigènes.
Les dissensions qui se sont révélées à Porto Seguro laisseront des marques. Du côté de l'APIO, elle sert de tremplin à ceux qui l'ont créée: Vitoria devient administratrice de la FUNAI, son fils Kléber la remplace à la tête de l'association. Mais les Galibi Marworno apprécient peu que les fonds soient drainés en priorité vers les Karipuna. Coaraci ouvre une parenthèse pour m'expliquer que la hiérarchie traditionnelle de la région a toujours 1) Karipuna, 2) Galibi-Marworno, 3) Palikur (les Galibi Kalina sont trop peu nombreux pour peser). Or, me dit Coaraci, les Karipuna, qui sont mieux formés car ils ont un contact plus étroit avec la société nationale, ne cherchent pas à en faire bénéficier les autres peuples.
- Moi-même, qui suis conseiller municipal, toute mon action est tournée vers Kumarumã, c'est ici que je recueille le plus de voix. Mon cousin me reproche de ne pas m'occuper du reste.
Selon lui, l'administration régionale de la FUNAI fonctionnait mieux lorsqu'il y avait un non indien à sa tête. Aujourd'hui, la FUNAI est noyautée par les Karipuna, tout comme l'APIO. C'est pourquoi, avec Paulo Silva, les Galibi-Marworno ont décidé de créer leur propre association, l'Association Galibi-Marworno, qui a lancé deux projets à Kumarumã: le premier est la construction du local de l'Association, une bâtisse ronde de couleur bleue. Le deuxième est une fabrique de farine de manioc communautaire. Les murs sont levés et les toits posés, mais les bâtiments sont vides car les fonds sont bloqués: défaut de "prestation de compte", tout comme à l'APIO.
Rédigé par : |