Dimanche, 2 septembre.
Hier soir, vers 21h15, j'ai répondu à l'invitation de Leven d'assister à une session de cure dans sa maison. Depuis une semaine, en prévision de cette nuit, il ne mangeait plus de poisson (le "pitiu" - odeur tenace des animaux aquatiques - éloigne les esprits. Sa maison était transformée: on y avait dressé un "tukai", quatre draps tendus formant un carré où se trouvait le banc du pajé (en forme d'ara), ce tukai lui-même étant entouré des autres bancs (anaconda, spatule, pigeon) où devaient s'asseoir les aides du pajé, les "palika". Au fond de la pièce, la télévision allumée, et quatre hamacs pendus, où attendaient les malades et leurs familles. Une trentaine de personne se trouvaient là, mais je compris bien vite que la plupart voulait assister à la telenovela avant que le groupe électrogène ne cesse de fonctionner. Sur le sofa, l'épouse du pajé et du deuxième assistant - elles seront ointes avant que ne commence la session.
Le rôle du premier assistant est de tenir le panier où le pajé range ses accessoires, en particulier les cigarettes de tauari (faites de l'écorce de l'arbre du même nom) que le pajé fumera tout au long de la session.
Avant que celle-ci ne commence (et dans le brouhaha de la télévision), le pajé réunit ses palika pour évoquer le déroulement de la soirée, la liste de remèdes à préparer.
Vers 21h45, le pajé se retire et revient orné d'un diadème de plumes rouges et d'un collier de perles noires, de vertèbres de petit animal et d'élytres de scarabée, et prend place dans le Tukai. Il ferme le rideau. Quand le courant tombe, on allume une bougie, et commence alors une série de chants fredonnés par le pajé et repris en choeur par les participants, au rythme de l'unique maraca, celle du pajé. Les premiers chants sont dédiés à deux Grands Serpents: Puyupuyuli, serpent de Guyane, et Kadeikaru, qui est de la région. Les chants sont en galibi, puis en patois. Chaque fois que la cigarette du pajé s'éteint, son assistant la rallume ou lui en tend une autre, allumée.
Vers minuit, le rideau se relève et le pajé fait venir les malades, un à un. Ils s'asseoient par terre, tournant le dos au pajé, qui passe sur leur corps et leur visage une plume d'ara qu'il plaque à l'aide de son maraca. Puis il retourne le tauari, braise en bouche, pour souffler la fumée sur les cheveux des patients. La fumée est épaisse et reste longtemps prise dans les mèches. Le pajé écarte ensuite la fumée à l'aide du maraca et le secoue, proférant "Esssssaï..." Il prend cinq à dix minutes pour chaque malade, il y en aura six. Parfois le pajé échange des idées avec ses assistants, en patois; j'entends les mots "remède" et "compliqué". Vient le tour d'un vieil homme très diminué. Il y a pause, réflexion, le pajé semble dire que celui-ci n'a pas suivi le traitement. Enfin le vieil homme se relève douloureusement.
Les chants n'ont pas cessé. On entend surtout les hommes (une quinzaine) mais les femmes chantent aussi, des chants très beaux, répétitifs et envoûtants.
Vers minuit et demie le rideau se referme et les karuãna commencent à descendre. Le pajé fume de plus belle et réclame de l'alcool. On lui ouvre une bière, on entrouvre le rideau pour le servir: "aqui esta sua geladinha, seu Mestre" - "Voilà votre bière glacée, maître" - "Merci, maître, répond le pajé, elle est bien gelée mais chaude aussi me convient" - "Avez-vous fait votre petit tour, Maître?" "J'ai fait mon petit tour, Maître". J'apprends que l'homme avec qui le pajé dialogue est lui-même un guérisseur de Macapa, en visite.
Les chants reprennent. Après les chants en patois, commencent des chants en portugais, celui de la Sirène ("Venho do igarapé, vim fazer defumação, agua enche, agua desce..." - je viens du bras de rivière, je viens faire une fumigation, l'eau monte, l'eau descend") puis celui d'un "civilizado" réputé peser 500 kilos, qui vit dans le fleuve Araguari ("Je viens de la cascade de l'Araguari..." sur le même air que le chant de la sirène.
Parfois, le karuãna est un noir: le langage est désarticulé, en patois, comme si le pajé parlait en inspirant plutôt qu'en expirant.
Vers 1h30, le pajé passe aux cigarettes normales. Le karuãna, me dit-on, parle du blanc (karaiba) qui est comme l'eau: c'est moi. L'esprit demande si l'on m'a servi à boire et à fumer. On m'offre alors un tauari et une bière. Les palika et les fils du pajé commencent à m'entourer, m'encourager, disent que je dois avoir foi en les remèdes. Je ne sais pas très bien où ils veulent en venir. Ils me disent à la fois que je peux partir et que le pajé a néammoins des choses importantes à me dire.
Je tombe de sommeil, les chants deviennent laborieux, les voix sont désaccordées. Les esprits sont désormais le tonnerre et l'arc-en-ciel. Il est 2h30 environ quand le rideau se relève, le pajé sort avec réticence de son Tukai - il avait jusque ces derniers instants ponctué les chants de "Boa noite meus amigos". Le portugais semble dominer à présent. Après le passage du dernier karuãna, il prononce la formule rituelle du retour à lui-même: "Où suis-je revenu? Mon voyage est terminé. Quelles sont les nouvelles par ici?"
Enfin le pajé sort du Tukai et salue les présents un à un. Il me sert la main et me tape sur l'épaule, me croyait parti. Puis il va s'asseoir sur le sofa et commente la session avec son épouse et ses assistants. Je le salue à nouveau, il me dit "C'est maintenant que va commencer le travail!". On m'assure que je dois rentrer accompagné, à cause des chiens. On me dit de me munir d'un bâton.
La nuit est claire, un assistant m'accompagne jusqu'à l'église, et je poursuis mon chemin; je sens que l'on me suit. Quelques mètres plus loin, j'entends le sifflement d'un objet qui vole et qui s'écrase à deux mètres de moi: une bouteille de cachaça (vide).
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