"Sunday: day of nothingness and despair" était-il dit dans un film pas très gai.
C'est dimanche, donc. Depuis hier matin les hommes ne dessaoûlent pas. Durant la semaine, on doit boire dissimulé, à l'arrière des maisons. En fin de semaine, l'interdiction est levée: et chacun va et vient, s'arrête au seuil d'une maison, boit un coup et puis s'en va, emmenant au passage des compagnons.
L'épisode de la bouteille m'a affecté. Je dois traverser tout le village pour prendre le café chez Soda. La rue principale est vide: les farinheiras sont délaissées, les femmes s'occupent de tâches ménagères tandis que les hommes socialisent. De loin en loin ils passent en titubant sous un soleil de plomb.
Lucivaldo est assis sur le seuil d'une maison, il me fait signe d'approcher: "Que faites-vous si loin de chez vous, Lucivaldo?" A son habitude, il ne répond pas, me fait signe de me pencher comme s'il avait un secret à me confier: "Pourquoi, en vous voyant, ai-je l'impression de voir deux personnes?" Je ne suis pas sûr d'avoir compris, je lui demande de répéter. C'est bien cela. Je ne sais que répondre, si ce n'est qu'il est ivre et qu'il voit double. Mais au vu des événements qui suivront, un mois plus tard, je me demande si Lucivaldo n'exprimait pas là sa profonde défiance à mon égard, en suggérant que j'étais "accompagné", comme on dit ici, suivi par une ombre. Lorsque surgiront les cas de possessions, Lucivaldo me fuira comme la peste.
Je poursuis mon chemin. Des hommes ivres viennent à ma rencontre en zigzaguant; prudent, je zigzague à mon tour, mon itinéraire étant symétriquement inversé par rapport au leur.
Parvenu chez Soda, je constate qu'en guise de café on sert de la cachaça. J'accompagne le mouvement, jusqu'à l'arrivée de Coaraci. Je lui raconte l'épisode de la bouteille: il est choqué, me dit qu'il prend l'affaire en main, et le cacique qui l'accompagne appuie ses paroles. Effectivement, le lendemain le coupable est arrêté et condamné à une faxina (un travail d'utilité collective, généralement raser les herbes hautes dans le village) - c'est du moins ce que l'on me dit. Les adolescents problématiques se multiplient: généralement, ce sont des jeunes qui ont passé une partie de leur scolarité à Oiapoque, et sont entrés dans des gangs. Revenus au village, ils conservent les mauvaises habitudes: larcins, incivilité, rébellion. Les jeunes filles qui ont suivi le même parcours se sont souvent prostituées pour s'acheter des vêtements ou des colliers - là encore, c'est ce que l'on me raconte. Je découvrirai plus tard que les jeunes pères de famille ne voient pas d'un mauvais oeil l'argent supplémentaire que leurs filles permettent d'engranger.
Nous déjeunons chez Aquilino, l'homme à tout faire de l'école. Il a trente-quatre ans et sept enfants. Sa maison est inachevée, les planches sont clouées mais pas encore coupées à la bonne longueur. Il vit dans la partie du village la plus éloignée, récemment défrichée; sans arbres, la chaleur est accablante. Roberto, le frère de Coaraci, nous accompagne, alléché par la viande du tapir récemment abattu par le beau-père d'Aquilino. Nous fournissons le riz et les haricots. La conversation suit un cours normal, quand soudain Roberto, en me regardant droit dans les yeux, déclare: "Quand venaient les religieuses du CIMI, elles prétendaient vivre comme les indiennes, mangeant par terre avec les femmes, et prétendant qu'elles y prenaient plaisir. Des années plus tard, nous avons appris qu'entre elles, elles plaisantaient d'avoir dû endurer des épreuves qu'elles trouvaient répugnantes." Comme il continue de me regarder, j'essaye d'interpréter ce qu'il veut me dire. Après réflexion, je suggère que les religieuses en question étaient tout simplement polies, et que, pour ma part, je ne prétends pas aimer manger avec un chien galeux sous la table, ce qui n'est pas le cas ici. L'atmosphère est pesante, Coaraci garde le nez dans son assiette, je regarde autour de moi et vois un gigantesque carton d'emballage contenant une télévision. La maison d'Aquilino n'est pas encore reliée au réseau électrique, je lui demande combien cette télévision lui a coûté: 650 réaux, en une traite. Je suis impressionné par le contraste entre la télé et la maison.
Au moment de reprendre notre tournée, Aquilino me prend par le bras, me regarde passionnément: je m'attends presque à une déclaration d'amour, j'en suis gêné, mais non: "Floriano, mon ami, tu sais que je ferais tout pour toi. Ceux qui t'ont lancé cette bouteille, c'est horrible, j'en ai eu le coeur brisé. Aussi, je te le demande: pourrais-tu me prêter dix litres d'essence?" La question est vite réglée: je n'en ai pas apporté.
Déambulations, pause cachaça, visites de maison, redéambulations, repause cachaça, ainsi de suite jusqu'à plus soif.
Le soleil va bientôt se coucher quand nous parvenons chez Orivaldo, dit "Tak". Nous avons employé des ruses de sioux pour semer les compagnons ivres qui ont flairé le filon: en effet, Coaraci a déposé hier chez Orivaldo un pack de bière pour qu'il le mette au frais. Nous passons à la bière, donc. Je constate que cette maison tranche sur les autres: elle est coquette, entièrement carrelée, le sofa est de qualité et les fenêtres sont tendues de véritables rideaux. Je demande à Soda comment il se fait qu'Orivaldo ait une si jolie maison: est-il professeur, agent de santé, a-t-il une fonction rémunérée? Soda me répond: "Non, non, Orivaldo travaille aux champs, comme nous tous, sauf qu'il a fait le choix de n'avoir que deux enfants, alors que moi j'en ai huit, et tout l'argent que je gagne doit y passer". Je lui demande alors pourquoi il a tant d'enfants si cela entraîne des difficultés financières: "Ecoute, c'est parce que quand je serai vieux, un petit vieux qui tiendra à peine sur ses jambes, je veux pouvoir aller d'une maison à l'autre, voir mes enfants, boire un café avec eux." J'observe que huit cafés par jour c'est beaucoup pour un seul homme, mais Soda est ivre et nous en restons là.
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