8 octobre, lundi, 6h50
Antonio et Maciel sont partis chasser l’œuf de tortue, j’ai finalement décidé de ne pas les accompagner. Je suis devenu grincheux, soucieux de mon confort, vieux en somme. Les indiens se demandent si je n’ai pas soixante ans du fait de mes cheveux blancs, cela me fiche un coup. Antonio est resté tard hier soir sur le perron de la FUNAI, fumant des baseados, buvant le reste de tafia, probablement triste lui-même.
Une chose remarquable est qu’il est clair à présent que ce sont des esprits humains, venus du cimetière, des esprits donc des gens d’ici, qui ont envahi le village, appelés par un habitant qui a lu des extraits du livre de São Ciprião. La confession de Leven, se déclarant incapable de voir, et suggérant que l’on fasse appel à un pajé plus puissant, marque la défaite des pajés face aux politiques, qui prennent la décision de faire venir Aniká et Cecília, et acceptent de bon cœur une psychologue de la FUNASA. Cela traduit l’intensité de la crise interne qui ne peut être résolue par la communauté elle-même.
Plus loin, une autre île, appelée également cimetière, où vit le pasteur Adel, est réputée avoir abrité autrefois des indiens Arakaré, dont Felizardo m’a déjà parlé. Severino me l’a confirmé.
Ni indiens sauvages, ni esprits animaux : comme me l’expliquait Paulo, les esprits mauvais sont ceux qui incitent les corps vides à commettre de mauvaises actions, les délinquants en ville par exemple, les drogués. C’est à la fois reconnaître que le problème de la violence interne, de l’incivilité, est devenu un problème central, au point de menacer la cohésion sociale, et aussi une manière d’externaliser le problème : esprits venus du cimetière, appelés grâce à un livre venu d’ailleurs, que viennent résoudre des pajés extérieurs.
Je dois garder à l’esprit deux choses : la profonde imbrication du politique et du religieux : Dona Elsa est présidente de l’AMIM et lectrice de la Bible à l’Eglise le dimanche, tandis que son frère Adel est pasteur de l’église évangélique. Ils participent mutuellement à leurs cultes, et ont été sollicités pour la guérison des petites. Toutefois, les crentes ici sont particulièrement arrogants – écouter par exemple le sieur Cardoso appliquant aux crentes ce que la Bible dit des Hébreux : nous sommes le peuple élu… Nous ne médisons pas, nous n’envions pas, nous n’oublions pas la parole de Dieu.
L’autre chose est l’imbrication du chamanisme et du catholique : cf Leven me disant que le karuãna le plus dangereux est le démon, ou Severino m’expliquant que la cobra, au contraire du veado, a un dono, que Dieu l’a placée sur terre pour tuer les hommes et que c’est le devoir de l’homme de tuer la cobra – cela venait comme explication du terrier d’un grand anaconda, sur le sitio de Cocotinho, dont Severino expliquait que l’homme qui l’avait tué était mort peu après.
9h20 Romildo m’a demandé de jeter un coup d’œil au rapport rédigé par les infirmières, et elles insistent sur la schizophrénie. Il y avait en effet hallucinations audiovisuelles accentuées par la contention exercée par les membres de la famille, mais il y a surtout des cas très différents qui semblent s’être manifestés : une des jeunes filles semblaient « assustada de bicho » (esprit de singe). Trois adolescents voyaient ou sentaient homme en noir leur donnant des ordres, par exemple leur interdisant de parler, leur mettant la main sur la bouche, ou les saisissant par le bras (probablement un membre de la famille tenant le malade pour l’immobiliser). Dans le cas du conseiller Raimundo, on ne peut exclure l’hypothèse de l’alcool : c’est la deuxième crise qu’il a vécu, la précédente étant en mai dernier. Mais, dit-il, les symptômes de cette crise-ci sont très différents.
Lude aussi est passé me voir. Je lui ai préparé un café. Il est le père de deux enfants atteints, une fille de 16 ans et un garçon de 12. Il est pilote de la FUNASA, il pense que sa fonction suscite des jalousies. Il n’a pas voulu m’en dire plus sur le soupçon, il m’assure en tous cas qu’il ne s’agissait pas d’esprits animaux.
12h Aquilino m’annonce qu’un autre cas est survenu cette nuit, un des fils de Firmino, qui avait veillé le conseiller Raimundo. Il m’explique que la maladie se transmet durant le sommeil : l’esprit se faufile dans le corps endormi ; le problème ne se pose pas si l’on veille.
18h30 Conversation extraordinaire avec Paulo Silva. Il a commencé par me demander des explications sur l’anthropologie, puis a expliqué que pour lui les anthropologues veulent conserver les indiens en l’état, exemple du Iepé interdisant wayampi consommer de la farine : « eles se metem na vida da gente », dit que pour lui les anthropologues sont des politiques. Puis il m’a reproché, indirectement d’abord, puis directement, de faire des remarques sur des choses qui ne me regardent pas, en particulier lorsque j’ai parlé de l’arbre abattu face à la cantine. O sr nao esta em sua casa. A ajouté qu’on était venu se plaindre à lui de mes questions.
A longuement disserté sur le droit du Brésil à progresser en dépit de l’opposition des autres pays, s’est révolté quand j’ai dit que le Brésil était le deuxième pollueur de la planète : le Brésil a droit au progrès, a droit au développement des populations. A dit que quand les toits étaient de paille, quand les arbres étaient proches, on ne pouvait respirer à cause des carapana et murissocas, que la Brasilite a changé leur vie. Que le progrès vient progressivement, qu’il n’y a plus d’épidémie comme celle de rougeole en 1955, qui a tué tant des leurs (ils en parlent très souvent).
Je lui ai demandé si l’anthropologue était un ennemi ; il a dit non, c’est un politique, qui aborde l’indien sur le mode « rustico » i.e. qui veut qu’il reste en l’état. Qu’il est capable d’entendre ce que les anthropologues ont à dire sur les dangers de la route, mais après, de se faire sa propre opinion.
Je lui ai demandé comment il réagirait si, venant chez moi, après mes discours sur le soin que je porterais à mes enfants, il découvrait que je les battais « eu ficaria muito mal, mas nao saberia o que dizer, com medo de ofender » j’ai insisté, demandant si la peur de m’offenser devait prévaloir sur le bien de mes enfants, qu’il pourrait aider en disant quelque chose. Avec cela je l’ai un peu ébranlé et il s’est radouci. Mais pendant un moment j’ai été en procès, avec toute la subtilité dont est capable un politique aguerri.
Je suis un peu soulagé par cette conversation où il m’a fait tous les reproches qu’il ruminait depuis quelques jours. Il m’a suggéré que j’étais persona non grata, mais en me révélant tant de choses que je peux considérer mon enquête comme close.
Un peu auparavant, conversation avec Maciel : il a expliqué que les gens considéraient la TNC à l’égal de l’IBAMA, comme un ennemi qui vient réguler, interdire. Cela était particulièrement sensible lorsqu’il y eut l’étude sur le gibier.
Un peu plus tard, Sodá reprend le récit de Paulo, évoque la réunion où Lux a eu le malheur de dire que les toits de paille étaient mieux que le Brasilite. « Paulo ficou puto » dit-il. J’explique que dès lors qu’ils font appel à un soutien extérieur, les Indiens doivent s’attendre qu’on se mêle de leurs affaires. Et Sodá, à son tour, m’en veut pour cela. « Ceux qui viennent nous dire ce genre de choses, est-ce qu’ils ont un toit en paille ? J’en doute. »
10 octobre, mercredi, flutuante sur l’Urucauá. 19h30
Nous avons quitté Kumarumã ce matin, vers 6h30. Je suis allé dire au revoir à Paulo Silva, lui ai dit que je ne reviendrai plus. Glacial, il m’a répondu « D'accord ». Et n’a rien dit d’autre.
A mesure que nous nous éloignions de Kumarumã, mon cœur s’allégeait, le fleuve se chargeait de poissons qui m’éclaboussaient au passage, il y avait des caïmans partout, c’était beau à voir. Nous sommes arrivés au flutuante vers 10h30, après une panne de moteur, c’était bien bon de se sentir à la maison. Vers 16h, nous sommes partis pour Kumenê, mais nous avons vu le village déserté par les hommes, partis nettoyer leur ramal. Fabiano m’a expliqué que la mère de Domingos Santa Rosa, qui vit aujourd’hui à Macapá, lui a raconté que dans son enfance il y eut un cas similaire de possession démoniaque. C’est un noir Saramaká qui fut appelé ; il emprisonna l’esprit mauvais dans une caisse métallique qu’il jeta au fond de la rivière, en prévenant qu’un jour elle rouillerait et qu’il faudrait recommencer.
Nous avons parcouru le village à la recherche d’une chocadeira pour placer les œufs de tortue. C’était l’heure du repas : les familles dînaient à même le sol de l’appentis qui leur sert de cuisine, à l’écart des maisons. Les enfants nous souriaient, riaient aux éclats quand je prenais une photo. Des gens aimables, une atmosphère agréable. Discutant avec Maciel, nous avons convenu que personne n’aimait séjourner à Kumarumã. L’agent environnemental Geo nous a offert une bouteille de coca, tout semblait simple et agréable à Kumenê. Malheureusement nous repartons demain, mais je vais essayer de revenir mardi avec Antônio pour rester cinq jours au moins.
11 octobre, jeudi, 16h
Retour à Oiapoque, après une attente interminable à Manga. Je suis passé voir Aniká, il est resté muet comme une huître. Il m’a juste dit qu’un cas similaire s’était présenté en 1948, et que celui qui avait réglé la crise fut Chinois.
Peut-être Paulo l’a-t-il prévenu contre moi.
Repensant à la conversation que nous avons eue, je me rappelle ses détours, au début, sur mes rattachements à une ONG ou autre. Je lui ai dit que je n’étais rattaché qu’à la recherche scientifique, et je crois que cette certitude que je ne pesais aucun poids a fait qu’il s’est lâché et a tenu des propos agressifs. Qq jours auparavant, il m’avait interpellé, après avoir dit que la communauté était minée, il a parlé de l’esprit mauvais qui envahit les corps vides, et a pointé son doigt entre mes côtes, disant «c’est cet esprit qui envahit les drogués lorsqu’ils pointent sur vous leur arme, comme ça, pour vous voler une montre. »
Rédigé par : |