A Roura depuis deux jours, petit bourg à 30 km de Cayenne. Je suis venu pour laisser retomber la tension.
Le dernier séjour à Kumarumã (du 3 au 10 octobre) s'est mal passé. Le village est atteint d'une étrange épidémie qui frappe les adolescents; la Fondation Nationale de l'Indien régionale s'inquiète et m'a demandé d'aller jeter un coup d'oeil - cela ne m'a pas paru très opportun mais j'ai accepté.
Les symptômes sont ceux de la schizophrénie, avec cette différence que la maladie est contagieuse: hallucinations visuelles et auditives (un homme en noir cherche à s'emparer d'eux), convulsions. Le visage des malades (une quinzaine) est marqué par la souffrance et l'épuisement. Quand on les laisse seuls, ils tentent de se jeter dans la rivière ou courent vers la forêt. Et voilà que soudain toute la crainte et la haine que suscitent les chamans reparaît au grand jour. Il y a un mois, les leaders n'avaient pas de mots assez méprisants pour dire que les chamans d'autrefois étaient puissants, mais que ceux d'aujourd'hui sont des charlatans - "ils ne savent que chanter et danser". A présent que la maladie a surgi (horrible coïncidence, elle a commencé le 9 septembre, jour où j'ai quitté le village), les chamans sont convoqués en réunion, font l'objet de menaces, on pense les expulser. Le pauvre Leven, dont la petite-fille est atteinte, est désemparé, il dit qu'il ne voit plus rien, ne sait plus rien. Il renonce à son Turé de la fin du mois. Devant le soupçon généralisé, les Galibi-Marworno ont décidé de faire appel à des chamans extérieurs, ainsi qu'à une psychologue de Macapa. La psychologue déclare que ces cas ne relèvent pas de la médecine, le pajé Anika, qui vient de Manga, a passé la nuit parcourant le village en fumant 160 cigarettes de Tauari et buvant 5 litres de cachaça: il a réussi à expulser quelques démons mais ceux-ci ont aussitôt envahi d'autres corps.
On raconte qu'un des Indiens du village s'est procuré le livre de St Cyprien, a appelé un esprit du cimetière et celui-ci, à son tour, en a appelé d'autres. On dit aussi qu'un pajé secret a vendu le village à un autre, et que celui-ci, pour en prendre possession, doit exterminer les habitants. J'apprends qu'un cas semblable s'est présenté en 1948. Le problème avait été réglé par le père de Leven, surnommé Chinois, et par un noir Saramaka. Ils avaient alors enfermé l'esprit dans une caisse métallique jetée au fond de la rivière, avertissant cependant que la caisse rouillerait un jour et qu'il faudrait recommencer.
Bref, dans cette situation, je marchais sur des oeufs. L'agressivité générale a fait que je me suis consacré au ramassage d'oeufs de tortue avec le jeune ingénieur de l'ONG The Nature Conservancy. Les seuls contacts avec les leaders avaient lieu le soir, lorsque nous replantions les oeufs dans les écloseries. L'angoisse était intolérable, sentiment d'oppression permanent, cauchemars, etc. L'ex-cacique Paulo Silva est très abattu - sa petite-fille est atteinte également - et il ne supporte pas ma présence ni mes questions, ce qui m'affecte car c'est le seul ici pour qui j'ai vraiment de l'amitié (il m'avait offert, l'année dernière, une carte téléphonique car il avait vu que mon épouse me manquait). Comme je l'interrogeais, il m'a regardé, exaspéré, et m'a dit: pas besoin d'être pajé pour comprendre que la communauté est minée depuis depuis deux ans.
J'ai pris conscience alors, outre du fait que j'étais une sorte de voyeur, que ce village de 1500 habitants est en train de se déliter, par l'absence de chefs, par la recherche effrénée d'alternatives économiques, de recours, de ressources. Les adolescents échappent à tout contrôle, tout s'achète et se vend, la médisance est constante, il y a des divisions religieuses, politiques, générationnelles, bref, une sorte de malaise permanent. Paulo dit que les esprits mauvais s'emparent des corps vides, et lui qui est un pilier de ce village, voit d'un très mauvais oeil la présence de l'intrus que je suis.
La veille de mon départ, alors que j'inscrivais des données concernant les oeufs de tortue, il a commencé à m'interroger sur mon métier, sur mes rattachements institutionnels. J'ai eu le malheur de lui dire que je faisais de la recherche pure, c'est-à-dire que je n'étais pas rattaché à une ONG. Il s'est alors senti libre de me dire tout le mal qu'il pensait des anthropologues: "Au fond, ce sont des politiques. Ils ne pensent les Indiens que sous le mode rustique, ils veulent nous voir vivre sous des toits en paille bourrés de moustiques." Il a dit d'autres choses plus blessantes mais qui ne peuvent figurer ici. Je lui ai demandé si les anthropologues étaient ses ennemis - il m'a assuré que non, tout en me laissant entendre qu'il ne souhaitait plus répondre à mes questions. S'il en est ainsi, je ne reviendrai pas, lui ai-je dit. D'accord, a-t-il répondu.
Je l'ai quitté le coeur serré. Le soir, Antonio de la TNC, Maciel le pilote Karipuna, et moi, sommes restés enfermés au poste de la FUNAI. Nul n'aurait songé à entrer dans le village: ivresse, suspicion, agressivité. Nous sommes partis au point du jour. La rivière Uaça était obstruée de caïmans, des aigrettes volaient dans tous les sens. Arrivés à la maison flottante de la rivière Urukaua, quel soulagement. Même Maciel s'est lâché, a dit tout le mal qu'il pensait de Kumarumã, et nous sommes restés longtemps sur le ponton de la maison flottante a voir se promener les caïmans, les aigrettes, les pirarucus.
Et voilà, je suis à Roura et j'attends que le temps passe. Hier soir je suis allé dîner avec Marie Fleury du Muséum, dans un petit resto à Cayenne: nous nous sommes racontés nos mésaventures et il y en avait tant qu'elles retombaient crépitantes sur la table.
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