jeudi 18 octobre
A Kumené depuis deux jours, après une nuit passée dans la maison flottante de l'Urukaua. Il y a internet ici, plus rapide qu'à Oiapoque.
Je vais rester trois jours chez les Palikur du côté brésilien. La plupart des leaders sont absents mais je ne puis différer mon séjour maintes fois annoncé.
J'apprends que les choses ont empiré à Kumarumã, on a envoyé un prêtre ainsi qu'un bateau chargé de nourriture. Une trentaine de malades à présent, y compris un blanc, maçon, venu construire une maison.
Quelle paix ici, en comparaison! Les palikur sont crentes - protestants - donc pas de risque de recevoir une bouteille sur la tête. On me reçoit avec une grande amabilité, et le pasteur hier a eu la gentillesse de m'adresser, en portugais, une partie du culte (le reste étant donné en langue palikur, d'origine arawak). Il a expliqué en détail le pourquoi de la conversion des Palikur, en 1964.
On dirait presque le scénario initial de ce qui se passe à Kumarumã en ce moment: tout commence par une guerre de pajés, avec finalement l'assassinat d'un pajé puissant, en 1958. Cela a entraîné l'exil d'une partie du village vers St Georges et Roura, en Guyane. Les pajés, m'explique-t-on, faisaient régner la terreur par leurs enchantements, au point que dès l'âge de douze ans les enfants devaient apprendre les bases de la magie afin de pouvoir se défendre. Les pajés tuaient, mais on hésite à dire qu'il s'agissait d'un pouvoir proprement magique: il leur arrivait aussi de saupoudrer un café de verre pilé et de le faire passer à leur victime.
Les pajés racontaient par exemple que le fait de tousser et cracher du sang venait d'un geste hostile: un pajé ennemi ayant ramassé le mégot d'un imprudent, il pouvait exercer le mal à distance. Or les pajés mentaient: la maladie était la tuberculose. Quand sont venus les évangélistes américains, les palikur se trouvaient en conflit permanent, les familles dispersées à cause des enchantements que l'exil d'une partie du village n'avait pas réglé. La construction du temple fut l'occasion de réunir les habitanbts du fleuve Urukauá. Il n'y a pas de place pour les esprits mauvais là où règne l'esprit saint, me dit-on.
Je ne suis pas loin de le croire, après ma semaine expiatoire à Kumarumã.
Une chose est sûre: le discours que j'entends sur les pajés ressemble furieusement à ce que les Pataxó de Bahia racontent des Jésuites: qu'ils semaient la discorde et régnaient par le mensonge. Du côté des Galibi Marworno, la relation aux pajés est très différente; il y en a encore (plus pour longtemps je crois après cet épisode), mais ceux qui exercent aujourd'hui sont réputés être des charlatans. Les pajés anciens discernaient les mondes occultes et pouvaient ressusciter les morts. Or je comprends soudain, par la terreur ravivée face au pouvoir des pajés, que les discours méprisants ("les pajés aujourd'hui savent tout juste chanter et danser") étaient en réalité destinés à contenir leur influence, les reléguant loin derrière les politiques. Le cacique a tenu un discours très révélateur lors d'une réunion: "les pajés sont avertis depuis longtemps: ils ont le droit de préparer leurs remèdes dans la forêt mais ils n'ont pas le droit de faire de la magie noire dans le village".
Kumené est un village très agréable, de six cents habitants environ. Je passe de maison en maison et les conversations coulent naturellement. J'enregistre à tout vat les histoires anciennes de Grands serpents, de guerres entre Galibi et Palikur et également de guerre entre Français et Allemand, qui semble faire l'objet d'élaborations inattendues. Un agent de santé vient me rendre visite et me parle des projets qu'il songe à soumettre au PDPI (Fonds de compensation latino-américain pour les Peuples Indigènes): une plantation de palmier açaí, c'est l'évidence. Mais il songeait, s'inspirant des Indiens du Nordeste qui reçoivent des subventions pour le reboisement, à présenter un projet dans ce sens. Mais ce serait trop compliqué, m'explique-t-il, car ici c'est plein de forêts et il faudrait commencer par les raser pour solliciter l'aide au reboisement, il y a donc renoncé. Sage décision.
Kelly de l'IBAMA est venue me rendre visite avec deux brigadistes Karipuna, ils n'ont pas voulu dormir à Kumarumã, ont préféré bivouaquer en forêt; nous avons préparé un déjeuner au poste de la FUNAI avec un vieux monsieur Palikur nommé João Batista, qui m'a expliqué le Nouveau Testament (les juifs refusaient de croire un gamin de quatorze ans). Au menu: piranha frite, feijoada en boîte, riz à la saucisse calabraise et farine de manioc de Manga (village karipuna); délicieux et répugnant. Le soir venu c'est Antonio de The Nature Conservancy qui vient me voir, chargé de deux nids de tortue seulement. Tout le monde était de bonne humeur aujourd'hui. J'avais fini par croire, chez les Galibi-Marworno, que ma longue fréquentation de Schopenhauer m'avait perdu pour l'anthropologie (accès fulgurants de misanthropie). Il est vrai que la patience n'est pas ma première qualité.
Après trois mois le temps s'étire, s'étire, se perd à l'horizon. Je ne sais même plus quoi imaginer pour mon retour: une tartine beurrée, une pizza napolitaine, un coup de fil à passer...
Vendredi, 19 octobre
Toujours à Kumené, séjour idyllique. Comme les Palikur sont aimables!
Je ne fais que passer par la salle internet, et un scrupule m'a pris: écrivant sur le moment, je tombe dans l'erreur que je souhaitais à tout prix éviter, des commentaires à fleur de peau, des impressions mal digérées. Et un ton pernostique (si on dit cela en français) pour dire, par exemple, que João Batista pense que le Christ avait quatorze ans quand il enseignait au Temple.
Ce n'est pourtant pas mon état d'esprit. Je n'éprouve aucune pulsion ironique ici, je suis tranquille, João Batista m'a emmené ce matin au bord de l'eau pour que je le voie calfater sa pirogue (le polystyrène trempé dans l'essence forme une pâte malléable qui se modèle très bien), puis je suis passé voir Nilo Orlando, fils du grand cacique et pasteur Paulo Orlando. Les choses se passent simplement: je déambule dans le village et les gens me font de grands signes depuis leur maison, me font entrer, m'offrent de l'eau fraîche, et nous discutons.
J'ai enregistré plusieurs histoire, Nilo en particulier m'a raconté celle du déluge qui explique l'origine des clans palikur par un cataclysme initial. Le pajé de Kumarumã, Monsieur Leven, m'avait raconté cette histoire différemment (il n'est pas palikur) mais en y ajoutant des formules prophétiques magnifiques : "ce monde va disparaître; ce monde que nous connaissons s'achèvera bientôt". Tout commence par l'histoire d'un homme qui fabrique une pirogue dans la forêt. Il entend le cri de l'oiseau Tchinkoã qui est de mauvais augure. "Oiseau, j'aimerais que tu me dises ce qui va arriver". Bientôt un homme survient: 'Cet oiseau à qui tu parlais, c'était moi. Je suis venu te dire qu'il vaut mieux arrêter là ton service. Cette pirogue que tu fais, c'est elle qui va te manger'...
J'arrête là cette transcription, mais je suis emballé par ces récits et par le plaisir qu'ils éprouvent à les raconter. Je les connaissais déjà (ils ont été recueillis par Lux et par Artionka Capiberibe, entre autres) mais c'est un plaisir que d'en avoir une version à soi.
Antônio, que je n'ai pas vu aujourd'hui, est plus à plaindre que moi, situation inverse de Kumarumã: là-bas il trouvait des dizaines de nids de tortue, et moi des nolle prosequi. Ici il ne trouve rien, chemine toute la journée aux bords des lacs sans ombre, tandis que je me prélasse au poste de la FUNAI, en transcrivant les entretiens.
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