Deux livres lus récemment : Au fondement des sociétés humaines de Maurice Godelier, et Le Troisième Chimpanzé de Jared Diamond.
Au Fondement des Sociétés Humaines récapitule la carrière de Godelier, d'anthropologue marxiste, s'intéressant à l'échange et aux réseaux économiques, à une perspective plus ouverte, remettant en cause certains présupposés de l'anthropologie moderne, parmi lesquelles l'idée que tout se vend ou se donne, que la famille est au fondement de la société, et qu'il suffit d'un homme et d'une femme pour faire un enfant.
Dans L'Enigme du don, Godelier pointait déjà l'existence de choses qui ne font l'objet ni de don ni d'échange, objets qui sont les garants de la continuité sociale - les bijoux de la couronne en Angleterre, le circuit permanent de la kula aux îles Trobriand. Cette idée était fertile, fécondante. En l'appliquant à mon propre terrain bahianais, chez les Indiens Pataxo du Mont Pascal, j'en avais pu déduire que la forêt ne faisait, en effet ni l'objet d'un échange ni celui d'un apprivoisement, la seule appropriation possible passant par l'incendie.
Pour ce qui est de la famille au fondement de la société, Godelier cite de nombreux exemples où l'intégration sociale passe par un rituel de formation ou de passage dispensé par des non familiers. On pourrait en effet estimer que le passage par l'école, c'est-à-dire la séparation des rôles de parent et d'éducateur, joue chez nous cette fonction de tiers dans l'acceptation sociale des nouveaux-arrivants, nos propres enfants. Je crois toutefois qu'il existe des groupes sociaux fondées exclusivement sur la famille et les liens de parenté, du moins lors d'étapes transitoires comme la colonisation de nouveaux espaces. Je l'ai observé si souvent en Amazonie où les déplacements sont constants que j'ai du mal à postuler qu'une société fondée sur la parenté serait non viable.
Troisième point : il faut toujours plus qu'une femme et un homme pour faire un enfant. Selon les sociétés, le sperme, le sang menstruel, le liquide ammiotique ou le sang de la mère contribue chacun pour une part à la construction de l'embryon - soit en bâtissant les os, en fournissant la chair, soit en alimentant l'enfant à naître. Mais dans toute société le passage de l'embryon à l'être humain nécessite une intervention surnaturelle ou divine, qui donnera l'âme, le souffle, ou les traits du visage, ou les pieds et les mains, ou encore les yeux, le nez ou les oreilles. Ce disant, il me semble que Godelier perd de vue notre propre société. J'ignore si nous pensons vraiment qu'une chose extérieure aux parents intervient - serait-ce l'amour, un foyer ? Je l'ignore, je ne puis donc me rendre à cette théorie.
La conclusion de Godelier est qu'au fondement des sociétés il y a du sacré. Le sacré permet non seulement la reproduction sociale, mais aussi la reproduction physique de la société humaine, la distinguant en cela des sociétés de chimpanzés et de bonobos. Le sacré est garant à la fois de la continuité et de la cohésion des groupes humains. Bien sûr, cela permet de considérer différemment ces multiples tentatives, de la part de gens instruits, de sacraliser l'humain au travers de l'ingéniosité, du langage, de la morale etc. Il y aurait là une tentative désespérée de sauver en quelque sorte la part du Christ dans l'hostie, mais je doute qu'un échec remettrait en cause le fonctionnement d'une société humaine. Rappelons les craintes d'Aliocha dans Les Frères Karamazov face à son frère impie : "Si Dieu n'existe pas, alors tout est permis". On sait que cela est faux, doublement faux : Dieu n'a jamais rien empêché en fait de massacre et de comportements aberrants, et l'absence de Dieu n'a jamais mené à la licence et à la débauche.
Pour ce qui est de Jared Diamond, sa lecture laisse le lecteur dans un état d'irritation patente : on a le sentiment que le livre eût put être moitié moins épais, tant les précautions pédagogiques sont nombreuses. On a le sentiment parfois que Diamond écrit pour les adolescents, avec cette qualité que les mises en contextes sont toujours passionnantes, mais qu'on en retire, en fin de compte, peu de choses. De plus - j'ignore si c'est du fait de la traduction - à plusieurs reprises le chimpanzé est présenté comme un homme archaïque, ce qu'il n'est pas et n'a jamais été. La question de l'apparition du langage est en revanche bien traitée et bien abordée, puisqu'elle a été écrite au début des années 90 et qu'elle ne s'éloigne pas trop de conclusions plus récentes. La question maintes fois abordée de savoir si ce sont bien les hommes qui ont exterminé la mégafaune d'Amérique du Nord et du Sud reste intranchée, même si Diamond penche fortement pour la positive.
Je reste pantois en tous cas devant les progrès que nous avons accomplis en vingt ans pour ce qui est de la connaissance d'autres animaux, et de la reconnaissance, encore minoritaire, de notre statut d'espèce parmi d'autres.
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