... face à son HDR.
Ma seule et fidèle lectrice, Narayan, s'enquiert de la progression de l'HDR entreprise par votre serviteur. Si l'on en juge par la grossièreté des opinions que j'exprime, une telle habilitation, si elle m'était délivrée, n'honorerait pas la recherche française ! De plus, chère Narayan, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, tandis que tu te prélassais à 50% en Ecosse, le pauvre anthropopotame composait des caractères sur son clavier, dont certains donnaient parfois, quotidiennement en fait, une note sur ce blog.
Pour ce qui est de ma synthèse (équivalent intellectuel de l'ascension de l'Everest ou de la recherche des sources du Nil), mon directeur bien-aimé, dont je craignais hier qu'il me tapât sur les doigts, m'a encouragé à poursuivre ! Son évaluation oscille entre "pas mal" et "pas trop mal", me voilà donc requinqué.
Voici un petit extrait de ma synthèse, portant sur la question de la diversité culturelle en rapport avec la diversité biologique (je crois important que les générations futures connaissent mon opinion à ce sujet). Je commente ici les documents préparatoires au sommet de l'UNESCO à Johannesburg en 2002, ainsi que l'intervention d'Appadurai au même sommet :
(Chap. 3.6) Ces propositions ambitieuses et généreuses comportent cependant deux dangers, qui sont aussi des glissements idéologiques, et non des vérités scientifiques.
La première est que la biodiversité ne peut être considérée et conceptualisée selon le même modèle que les cultures humaines. Bien entendu, on peut envisager la biodiversité comme un ensemble diversifié d’espèces et de biotopes, fonctionnant sur le modèle du « tous égaux en principe ». Mais la biodiversité n’existe pas pour la contemplation de l’homme et sa satisfaction intellectuelle : les espèces interagissent entre elles, interagissent avec les milieux, répondent à des changements, et les écosystèmes valent non seulement par leur diversité mais par leur capacité à agir comme des organismes complexes. L’idée, donc, qu’il serait possible, au nom de la biodiversité, de sauver le crapaud doré car sa disparition « serait une perte irrémédiable pour la biodiversité et pour l’humanité », s’apparente davantage à une position d’esthète qu’à une réelle prise en compte de ce que signifie cette disparition, à l’échelle d’un écosystème.
La disparition d’un élément appartenant à un ensemble symbiotique ne peut être conceptualisée de la même manière que la disparition d’une langue humaine ; elles ne relèvent pas du même modèle, et il est vain de les comparer, même si la métaphore est séduisante. Quand une langue disparaît, c’est le patrimoine culturel de l’humanité qui s’appauvrit. Quand une espèce disparaît, c’est un écosystème qui indique qu’il va s’effondrer, ou se transformer d’une manière que nous ne saurions contrôler. La confusion permanente entre ces deux ordres de choses fait que l’on considère qu’il suffit, pour « sauver » le crapaud doré, d’en prélever quelques exemplaires dans la nature et de les distribuer entre divers jardins zoologiques : la diversité biologique, on le voit, est perçue comme la somme de ses parties (à l’instar de la diversité culturelle), et conserver une espèce emblématique dans un vivarium est réellement pensé comme un « sauvetage » de la biodiversité. Or la disparition d’un élément de la biodiversité peut entraîner, à plus ou moins brève échéance, le déséquilibre ou la disparition du système (ce serait le cas si disparaissait le phytoplancton, base de la chaîne alimentaire océanique), cependant que la disparition d’un élément de la diversité culturelle, pour regrettable qu’il soit, ne menace pas la survie de l’humanité.
Ma première remarque consiste donc à relever que les discours décrivant les diversités culturelle et biologique relèvent davantage de pétitions de principes (mode par lequel un sommet international est susceptible de cadrer les débats), et suggèrent en réalité des rapports d’analogie, et non de cosubsidiarité (consubstantialité) : nous nous trouvons dans le cas de figure décrit par Philippe Descola selon lequel l’ensemble des créatures vivantes constitue la métaphore de la diversité humaine. Il s’agit d’une catégorisation et non d’un fait. Cette pensée, à la fois analogique, naturaliste, totémique et chamanique (Descola, 2005) illustre merveilleusement la diversité des conceptions humaines sur la nature, et la difficulté que nous avons à penser les choses en elles-mêmes, et non par rapport à nous, miracle de la nature. On notera toutefois qu’il s’agit là d’une projection durkheimienne non plus sociocentrée, mais anthropocentrée, l’humanité demeurant la mesure de toute chose. L’argument qui devrait être retenu serait celui d’une corrélation, et non d’une consubstantialité ou d’une « interdépendance ».
« p.9 Le degré d’interdépendance qu’entretient la diversité biologique avec la diversité culturelle est encore très largement méconnu. Elle va bien au-delà de ce qui est communément admis concernant les perceptions et les comportements diversifiés des populations vis-à-vis de la nature. Il existe une interdépendance entre la diversité biologique et la diversité culturelle. D’un côté, nombre de pratiques culturelles sont, dans leur existence et leur expression, tributaires de certains éléments spécifiques de la biodiversité ; d’un autre côté, d’importants ensembles de diversité biologique sont développés, maintenus et gérés par des groupes culturels spécifiques, dont les langues et les savoirs sont les vecteurs de la gestion de ces ensembles. »
« p.12 La diversité culturelle est le reflet dela biodiversité. Nombreux sont ceux pour qui la biodiversité doit être perçue sous l’angle de la diversité humaine, car les différentes cultures et les individus d’origines sociales différentes appréhendent et saisissent la biodiversité de diverses façons en raison de leur propre héritage et de leurs expériences. La diversité humaine est indissociable de la diversité naturelle. »
Ce flottement conceptuel se retrouve dans l’intervention d’Arjun Appadurai (« Diversité et Développement Durable », idem, p.16-19), qui hésite entre une relation « d’homologie », et l’affirmation répétée que la diversité humaine est une « garantie puissante » de la biodiversité.
« p.16 La biodiversité, à long terme, s’appuie aussi sur la diversité maximale de ces conceptions morales car, par définition, la biodiversité exige la prolifération et la protection de multiples régimes écologiques et équilibres environnementaux. Les êtres humains sont les acteurs principaux de ces équilibres, et si leur diversité s’appauvrit, il en va de même du trésor de conceptions morales reliant le bien-être moral et le bien-être matériel. Ainsi, la diversité culturelle est une garantie puissante de la biodiversité. (…) Il est aujourd’hui largement reconnu qu’une homologie existe entre la biodiversité et la diversité culturelle. Mais cette compréhension intuitive n’a pas fait l’objet d’une systématisation sous la forme d’un cadre conceptuel complet permettant de mettre en relation ces deux formes de diversité au sein d’une vision plus large du développement durable. »
Le deuxième glissement idéologique repose sur cette idée que la diversité culturelle est un gage du maintien de la diversité biologique. Mais un pas trop vite franchi consiste à affirmer que la première est la condition de la deuxième, voire qu’elle la génère. Il s'agit là d’un point polémique dans la mesure où cette idée a surgi dans l’œuvre de divers ethnologues, ethnobotanistes ou ethnozoologistes, appartenant pour la plupart à l’école dite d’écologie culturelle née aux Etats-Unis. L’ouvrage Footprints of the Forest, de William Balée (1994), devenu une référence, est exemplaire à cet égard, puisqu’à partir d’un exemple localisé, il fournit les bases conceptuelles qui permettent d’élargir sa proposition à l’ensemble amazonien : l’Amazonie serait le résultat du travail de l’homme, de « générations d’horticulteurs », et devrait donc être considérée comme un paysage[1]. Les implications sont multiples : dans la lutte commune mais délicate que mènent groupes de pression environnementaux et groupes autochtones et leurs alliés, cette thèse place la balle dans le camp des autochtones, en termes de priorité et d’argumentation. « p.18 Les populations autochtones peuvent-elles être encouragées à se faire une place sur le marché mondial sans pour autant sacrifier leurs cosmologies qui sont, fondamentalement, respectueuses de l’écosystème ? »Les alliances doivent donc être repensées en fonction du poids idéologique transféré d’un ensemble à l’autre, comme si nous nous trouvions placés sur un matelas rempli d’eau.
Pourquoi préférons-nous parler de corrélation plutôt que d’interdépendance ? Parce que, contrairement à ce qu’affirme Appadurai, les cosmologies ne sont pas toutes, « fondamentalement », respectueuses des écosystèmes. Quand elles le sont, c’est souvent après avoir commis un certain nombre de « boulettes », comme par exemple d’exterminer les mégafaunes d’Amérique, d’Océanie, de Madagascar, et les chaînes trophiques qui leur étaient associées, d'assécher le climat méditerranéen par la conversion de forêts tempérées en garrigues (surexploitation et surpâturage) ou d’abattre tout le couvert arboré, au point, comme dans l’Île de Pâques, de se condamner elles-mêmes (Diamond, 2005). Plusieurs exemples vont éclairer mon propos. (FIN DE LA CITATION)
[1] Cette proposition amène à perdre de vue le rôle joué par les insectes, chauves-souris et oiseaux pollinisateurs, et oiseaux et mammifères disséminateurs, qui s'abstiennent sagement de revendiquer la paternité des "paysages" amazoniens. La reproduction et renouvellement des noyers du Brésil à Iratapuru est compromis du fait d’un prélèvement excessif, qui ne laisse aux agoutis que quelques noix, dont ils s’alimentent sans pouvoir constituer les stocks qui sont à l’origine de nouvelles germinations. J’ai observé le même phénomène de prélèvement total des semences dans l’Uaçá (andiroba) et au Mont Pascal (jatobá), sans avoir pu en mesurer les implications. Les cycles végétaux dépassant la durée d’une vie humaine, l’apparente santé d’une forêt ne préjuge rien quant à son avenir.
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