Super journée aujourd'hui, me voilà tout requinqué. Séminaire américaniste à l'EHESS: on revoit ceux qu'on a pas vu depuis longtemps, une heure et demie sur les Katukina et la grenouille Phyllomedusa bicolor, puis trois quarts d'heure de débat et finalement on se retrouve tous autour d'un sandwich au gruyère à la cafet', passant de table en table pour réviser nos projets communs: "Oui mais à Camopi les Brésiliens ne passeront pas, donc à Vila Brasil les Français non plus", "Si on passe par le CNPq (CNRS brésilien) on en a pour deux ans", et les infos fusent, l'organisation se met en place, on vole d'Oiapoque à Tabatinga, pointes extrêmes de l'Amazonie. Ph. et moi parlons de l'HDR prochaine, la sienne a été reportée à vendredi prochain car les membres externes du jury se sont révélés des internes, branle-bas, donc, angoisse, fatigue, mais oui, oui les animaux familiers des Indiens l'intéressent toujours, etc. De vieilles connaissances qui ne se voient que de loin en loin, qui est en Amérique, qui a son sabbatique à Oxford, qui est prof invité à Budapest, et entretemps, Amazonie, Amazonie, Amazonie.
Ayant décidé de prendre soin de moi je suis sorti de là et ai acheté des gants - mes mains pelaient du froid sur le vélo.
Hier soir - pour clore ces brèves de clavier, lecture réjouissante : Psychiatrie animale, Desclée de Brouwer, 1964. Exemplaire prêté par mon psy voulant faire mon bonheur, et ma foi c'est vrai. Il suffit de lire ce magnifique extrait tiré de l'article de V-K. Fedorov de l'Université de Léningrad - St Pétersbourg, pardon, "A propos de certaines anomalies de comportement chez les animaux" (p.214) - l'article porte sur les névroses expérimentales induites chez les rats et les chiens :
"Un cas de troubles nerveux graves observés chez un chien mérite d'être rapporté en détail. Ce chien, pendant plusieurs années, avait servi aux démonstrations des réflexes conditionnés à l'usage des visiteurs du laboratoire. Ce chien était très bien portant, très bien nourri, propre, établissait facilement des relations amicales avec les hommes qui l'entouraient, et ne manifestait aucune crainte en présence des groupes très variés et souvent assez bruyants des visiteurs du laboratoire. Ensuite ce chien a servi à des expériences comportant des injections intraveineuses de doses élevées de camphre qui entraînaient chez lui des convulsions sévères. Après plusieurs convulsions, le comportement de l'animal s'est transformé du tout au tout. Une fois, le garçon qui amenait le chien à l'expérience a remarqué chez lui une grande pusillanimité : ce chien s'était blotti entre deux portes à l'entrée du laboratoire et n'avait pu en être extrait qu'au prix de grands efforts. Puis ce chien s'est immobilisé devant la porte de la cellule d'expérience et n'a pas sauté comme d'habitude sur la table d'expérimentation. Posé sur la table, il continuait de se conduire de façon étrange et inhabituelle, regardant sa propre ombre sur le mur, reniflant les objets situés sur cette table et qu'il connaissait bien, essayant de saisir avec ses dents un fil électrique qui pendait à côté. Quand on a déclenché le stimulus alimentaire - la sonnette, le chien a fait un brusque mouvement de côté et est tombé de la table, et a refusé de prendre la nourriture qu'on lui offrait. En liberté les mouvements de cet animal étaient lents et il gardait pendant longtemps des postures inconfortables assumées par hasard. On pouvait observer sa subordination passive à tout ce qu'il subissait, quel que soit l'endroit où on le mettait ou le poussait, il ne résistait à rien. Mais à côté de cela son comportement rappelait le négativisme, par exemple il résistait quand on le tirait sur une laisse, mais il suffisait de relâcher la prise pour qu'il continuât à marcher dans la même direction. Il ne répondait pas à l'appel, ne distinguait plus les gens qu'il connaissait des étrangers, ne se jetait plus sur les gens ainsi qu'il le faisait avant, ne se caressait pas, mais se tournait mollement vers l'homme qui entrait et, très rapidement, cessait de réagir à sa présence. Puis ce chien cessa de distinguer les substances comestibles et les autres. après avoir mangé le pain placé dans une tasse d'aluminium, il mordait les parois de cette tasse, un jour il mangea ainsi une cuillère en bois, il mangeait également des objets en verre et même ses propres matières fécales. On a pu observer chez ce chien un comportement absolument inhabituel dans le domaine alimentaire: il saisissait dans sa gueule le feu d'une allumette allumée ou encore un brûleur d'alcool."
Suit alors le diagnostic de psychiatrie clinique : "forme clinique d'oligophrénie profonde", "libération de l'activité sous-corticale", "inhibition diffuse de l'analyse moteur".
La perplexité de l'expérimentateur me laisse songeur. Est-elle feinte ? Est-ce de la fausse ingénuité ? Le comportement inhabituel d'un chien, qui n'a pas de nom, répond au caractère inhabituel d'injections répétées de camphre de la part de ceux qu'il considérait comme des protecteurs, des nourriciers, des amis. Des années durant, il croit qu'on l'admire, il aime se montrer, se plie aux caprices des visiteurs. Voilà qu'on le soumet à la torture : il accepte jusqu'au moment où sa confiance est ébranlée. Il ne croit plus personne, son monde s'est effondré ; on voudrait le soumettre encore à d'autres expériences : c'est lui a présent qui s'effondre entièrement, il perd le goût de vivre, cherche à en finir, mange du verre, du feu, car il est inhabituel d'être soumis à des tortionnaires qui feignent la sollicitude et se complaisent dans l'indifférence.
Franchement, quel intérèt clinique y a t'il à injecter du camphre en IV à un chien???
Je n'ai pas d'a priori sur l'expérimentation animale qui me semble justifiée dans de nombreux cas. De là à en faire n'importe quoi ... et voilà qui alimente une fois de plus la rancoeur contre le chercheur, transformé en tortionnaire.
Dans le projet européen où je participe, nous avons trois labos travaillant en modèle animaux. Nous avons inclus dans le consortium un groupe d'éthiciens qui se déplacent, et analysent les expérimentations programmées (et jouent un rôle de "watch dog"). Nous avons régulièrement des workshops sur l'expérimentation animale qui ont pour but de nous permettre de mettre en place nos critères éthiques. Je ne suis concernée qu'intellectuellement, le sacrifice des bactéries n'ayant jamais ému qui que ce soit à ce jour, mais j'apprends beaucoup de ces séminaires. En particulier, il est tout à fait clair que bien souvent la question scientifique est mal posée et la dimension globale de l'animal - physiologie et comportement - n'est pas correctement appréhendée.
Rédigé par : Narayan | vendredi 28 nov 2008 à 22:40
Narayan, tu auras compris que ma position est différente de la tienne. Quand tu dis "je suis opposée à ce genre d'expérience, mais d'autres sont justifiées", j'entends quelque chose comme "je suis opposée à la peine de mort, sauf pour les violeurs d'enfants".
Mais laissons de côté la position éthique, qui va bien au-delà de l'expérimentation animale et englobe tous les moyens par lesquels nous tenons les animaux et plus globalement la planète à notre merci.
Voyons juste le contexte : un congrès de psychiatrie animale, tenu à Paris en 1964, qui regroupe tous les meilleurs spécialistes du domaine: il y a là l'école de Pavlov, celle de Claude Bernard, l'école américaine également. Henri Laborit y participait, et d'autres oubliés aujourd'hui.
Les expériences qu'ils décrivent leurs semblaient réellement apporter quelque chose à la science, or tu notes qu'à l'évidence leur perception était faussée. Au lieu de comprendre et d'admettre qu'ils avaient affaire à des êtres sensibles, ils persistaient à n'y voir que des machines, des organismes sensori-moteur dont on pouvait à loisir serrer et desserrer les boulons.
On imagine facilement les réactions à l'exposé de ce Fédorov: ses collègues ont dû penser "comme c'est intéressant". "Je vais rerpoduire l'expérience sur un chimpanzé et voir ce qui se passe". "Il serait judicieux de procéder à des injections de chlore pour vérifier s'il se passe la même chose".
Ils parlent de psychiatrie et ne se regardent pas agir. Ils torturent physiquement et moralement un animal et constatent une "asthénie", des "comportements inhabituels". J'ai relaté récemment des expériences sur des chimpanzés, purement psychologiques, mais le postulat était le même: les réactions des chimpanzés étaient tenues pour des réactions de cause à effet, reproductible sur n'importe lequel d'entre eux.
La question cruciale dans ce type d'expérience est qu'elles prétendent deux choses contradictoires: étudier l'animal sous un angle biaisé et extrapoler à l'homme. Or, ce que l'on constate, c'est qu'elles servent, réellement, à postuler et réaffirmer en permanence que l'animal n'est pas l'homme, la preuve, il bouffe du verre ce con de chien.
Rédigé par : Anthropopotame | samedi 29 nov 2008 à 09:59
Non vois tu, je pense que l'expérimentation animale peut apporter quelque chose pour autant que la question soit correctement posée, le mode opératoire sérieusement définit, en accord avec des comportementalistes, et surtout SURTOUT que le modèle animal soit pertinent pour apporter quelque chose à l'homme. Mon premier stage en laboratoire a été en cancéro, avec modèle animal. J'en suis sortie en me disant que ce n'était pas pour moi. Et pourtant, la personne avec qui je bossais était certainement dans les plus "éthiques", et ses travaux ont permis de mettre en évidence l'apparition précoce de marqueurs sériques des cancers du colon (on peut donc penser que ses travaux avaient une quelconque pertinence et ont permis de faire progresser la santé publique). Mais pour un expérimentateur sérieux, combien de tortionnaires à la petite semaine ?
Et crois moi, je suis résolument contre la peine de mort SANS AUCUNE EXCEPTION.
Rédigé par : Narayan | samedi 29 nov 2008 à 17:14
Narayan, évidemment, la recherche animale apporte quelque chose. La question est d'ordre éthique, ordre que je voulais éviter. Il est légitime pour nous de martyriser des bêtes pour notre bien-être. Qui en décide? Nous. Il n'y a pas une troisième instance mettant en balance les chiens et les humains et décrétant que les humains valent plus que les chiens, c'est nous qui en décidons ainsi, et c'est bien normal.
Mais nous agissons ainsi non parce que nous en avons le droit, mais le pouvoir de le faire. Accorde un droit au chien et notre pouvoir tombe de lui-même.
Quant au chien, il me semble qu'il exprime clairement son avis, pas en anglais, ni en français, mais dans la mesure de ses moyens d'expression: il tire sur la laisse, ne veut pas se laisser conduire sur la table "d'expérimentation". Il a donc une opinion sur la question, et l'on n'en tient absolument pas compte.
L'eût-il exprimé d'ailleurs en bon français que cela n'eût rien changé en l'état actuel du droit. Demandait-on leur avis aux Africains qui ont construit la ligne Congo Océan? Qui avait élaboré le statut de l'indigénat et le régime du travail forcé? C'était il y a 70 ans, or les droits de l'homme en ont 220...
Rédigé par : anthropopotame | dimanche 30 nov 2008 à 10:42