Communication sans parole, pensée sans langage
Ce chapitre est destiné à clore cette synthèse tout en ouvrant de nouvelles perspectives.
Nous sommes partis d’un constat que nous avons cherché à étayer : le langage nous voile la réalité des choses, du fait de son fonctionnement même et de ses règles d’engendrement. Résistant à la tentation métaphysique, nous nous sommes attachés à montrer qu’en dépit de ses faiblesses, le langage demeurait un instrument apte à déchiffrer certaines réalités, en montrant que les discours exprimaient à leur sujet quelque chose : non pas une simple information, mais une perception, un sens donné au monde environnant. Quand une vieille Indienne déclare que l’Indien sauvage « ne reconnaît ni père ni mère, et plante sa dent dans tout ce qu’il voit », ce qu’elle dit n’est pas absurde, bien que cela ne corresponde pas à une réalité ; la réalité ici décrite est celle de son monde intérieur où se mêlent images et valeurs, où le respect dû au parent vient se fondre dans un ensemble de représentations catholiques relatives à l’anthropophagie comme repoussoir, et natives, relatives à la cuisson de la viande.
Selon une perspective anthropologique, la proposition énoncée ci-dessus permet de prendre acte du fait que le langage, matérialisé en un discours, ne révèle qu’une infime partie du monde intérieur. Ce monde intérieur n’est pas verbalisé, ni verbalisable, dans son intégralité. Notre cerveau ne fonctionne pas à la manière d’un dictionnaire, où nos connaissances et nos affects seraient stockés sous forme de mots. Ces connaissances et ces affects existent sous formes de connexions, de relations, d’associations. Ce que nous disons a du sens pour nous, sens qui est irréductible à la formulation. La verbalisation se présente donc comme un compromis, lié aux nécessités de la communication ; l’expression du visage, la gestuelle, peuvent contribuer à compléter ou signifier l’enjeu de ce que nous disons. Au stade de l’écrit, cette dimension-là est à son tour perdue, et il faut compenser par d’autres artifices encore : ponctuation, transposition, métaphorisation, note en bas de page, etc.
Le langage occupe ainsi une position charnière à double titre : entre deux êtres parlant la même langue ; entre le monde intérieur individuel et le monde environnant. Cette position cruciale nous fait perdre de vue que le langage se tient là pour autre chose : il s’agit d’un code, et comme tel il sert à encoder et décoder des éléments qui ne sont pas de nature langagière. Mais à force de nous focaliser sur des mots, voilà qu’ils finissent par modeler notre réalité, car nous associons ce qui est formulable, ou formulé, avec ce qui est ou peut être dans la réalité. L’anthropologie doit-elle ici « éteindre son flambeau » ? Faut-il, au motif qu’elle s’attache à étudier des représentations, des cosmologies ou visions du monde, renoncer à ce qui n’est pas réductible au langage ?
Nous avons, au long du quatrième chapitre, testé la validité de notre méthode d’analyse, fondée sur les systèmes de stéréotypes, en l’appliquant au discours scientifique lui-même. Nous avons mis en évidence, au sein de ce discours, certains éléments contradictoires, voire illogiques ou irrationnels, qui trahissent, par leur articulation même, l’existence de mythèmes : la vulnérabilité, la déréliction, la rupture, la dignité, la sacralité… constitutifs de l’identité de l’Homme. Autant d’éléments subjectifs qui indiquent que nous ne sommes pas dans le domaine scientifique proprement dit, quelle que soit la science considérée, mais dans une démarche intime d’identification et de construction de frontière, l’endogroupe étant ici l’humanité, et l’exogroupe le reste du vivant. Jusqu’ici, rien de choquant pour un ethnologue qui a lu Barth.
Mais voici que l’ethnologue contemporain se trouve confronté à un virage historique. Il y a soixante ans de cela, Lévi-Strauss appelait à ethnographier les derniers « peuples primitifs » en toute urgence, avant leur extinction prochaine. Ces peuples ne sont pas éteints aujourd’hui ; il fallut pour cela renverser la vapeur du « progrès », la croyance en l’inéluctabilité de l’assimilation ou de l’extermination, position confortable qui faisait dire à Jules Verne à propos de l’Amazonie :
« On s’imagine aisément l’essor que prendra un jour le commerce dans tout cet immense et riche bassin, qui est sans rival au monde. Mais, à cette médaille de l’avenir, il y a un revers. Les progrès ne s’accomplissent pas sans que ce soit au détriment des races indigènes. (…) C’est la loi du progrès. Les Indiens disparaîtront. Devant la race anglo-saxonne, Australiens et Tasmaniens se sont évanouis. Devant les conquérants du Far-West s’effacent les Indiens du Nord-Amérique. Un jour, peut-être, les Arabes seront anéantis devant la colonisation française. » (La Jangada, Hertzel, 1881 : 73-74)
Jules Verne ne se trompait pas dans son pronostic, au moment où il l’énonçait ; ce qui a changé, c’est la logique qui présidait à son énonciation : les Arabes n’ont pas été « anéantis devant la colonisation française », c’est le projet colonial qui s’est évanoui face à eux. Mais aujourd’hui, c’est « l’immense et riche bassin », l’Amazonie elle-même, qui est menacé, et avec lui l’ensemble des écosystèmes terrestres, l’ensemble du vivant, exploité sans relâche, jusqu’à épuisement, ou détruit purement et simplement par l’avancée urbaine ou agricole, ou par la dissémination de polluants. Face à cela, faut-il décréter que notre mission est achevée, ayant contribué à modifier la perception que les sociétés dominantes avaient des peuples autochtones, et qu’il est temps aujourd’hui de revenir à nos pénates, aux quartiers, aux banlieues, aux migrants, aux victimes de l’exclusion ? Ou bien peut-on décréter, au contraire, que l’ethnologie a fait la preuve qu’il était possible de se couler dans les représentations d’autrui, de les considérer comme étant dignes d’intérêt, et dignes de respect ? Et par respect nous entendons : qui ne mérite pas d’être détruit sans autre forme de procès.
L’espèce humaine ne cesse de proclamer qu’elle est seule et cherche à croiser au-delà de la stratosphère quelque monde invisible, sous forme d’exoplanète ou d’extraterrestres forcément bienveillants. Notre solitude terrestre, hélas, semble relever d’une forme d’autisme, voire de la prophétie auto-réalisatrice. Comme ces touristes exaspérés par le baragouin de l’autochtone, qui s’en éloignent pour rejoindre leur groupe, nous ne voyons ni n’entendons rien de ce que d’autres êtres expriment autour de nous. Une pièce de Harold Pinter, Langue de la Montagne, illustre bien notre position face au monde naturel : une vieille montagnarde ne peut rendre visite à son fils emprisonné car elle ne parle pas la langue officielle de la junte qui gouverne le pays, et vient buter sans cesse contre des geôliers qui la raillent. De même nous proclamons que la « nature est muette », qu’elle « n’a pas voix au chapitre », et nous éludons la question des moyens dont elle dispose pour se faire entendre, ainsi d’un bœuf qui se débat et qui tremble au point que ses jambes se dérobent lorsqu’approche de lui le pistolet qui va l’assommer.
Face à ce constat, je puis poursuivre ces quelques lignes de déploration, et rejoindre les rangs de ceux qui ont élevé l’Amazonie en flamme au rang d’une élégie, ou quelque autre genre littéraire traduisant l’ampleur de vue et la sensibilité de l’orateur. Ou bien je puis proposer une démarche qui s’inscrit dans la logique de l’anthropologie : considérer les agents, considérer les personnes, non plus l’Esprit-Maître seulement, ou la Caipora ou le Mapinguari, en dissertant à leur sujet comme on le ferait d’existants, mais considérer désormais ceux-là même qu’ils représentent, c'est-à-dire l’ensemble des créatures qui nous entourent et dont nous faisons fi. Comme le suggère Ingold (1994 : xxiv) :
“If we listen to what non-Western people (and indeed certain Western philosophers critical of mainstream thought) are telling us, we can begin to grasp a quite different view of life: not as the revelation of pre-specified forms but as the process wherein forms are generated. Every living being, as it is caught up in this process and carries it forward, arises as an undivided centre of awareness and agency – an enfoldment, at some particular nexus, of the generative potential of a total field relations. Thus personhood, far from being “added on” to the animal, is implicated in the very condition of being alive. Animals are not just like persons, they are persons.”
Nous procéderons en trois étapes : la première s’attachera à cerner les limites des dispositifs expérimentaux autour du comportement animal ; le deuxième consistera à relever l’évidence que ce que nous appelons « interaction » est de fait une interlocution ; il s’agira de circonscrire et définir les particularités d’une communication sans paroles ; la troisième, fondée sur des ouvrages récents concernant les principes de la cognition, évaluera la probabilité qu’existe une pensée sans langage différente de la nôtre, qu’il nous faudra bien entendu décrire. Nous proposerons pour conclure une démarche hypothético-déductive selon laquelle, si nous ne parvenons pas à des réalités absolues, nous pouvons tout au moins poser des hypothèses nouvelles à partir desquelles la réflexion peut progresser.
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