[Fantômette, pardon pour le cadeau empoisonné: à partir d'ici je glisse quelques liens renvoyant aux parties que j'ai publiées de-ci de-là ces derniers mois]
L'invention de l'Homme
Les chapitres qui suivent sont programmatiques. Ils reposent sur la réflexion préalablement menée autour des règles d’engendrement des discours identitaires, selon leur degré de fécondation par la réalité ou par le fonctionnement du langage lui-même. L’étude d’un échantillon de discours de revendication ethnique, confronté à un corpus de récits cosmologiques, permet de discerner l’existence d’un canevas rhétorique dont les aspects saillants sont la double adresse (les discours prononcés en public sont soutenus par la présence de l’endogroupe, alors même que l’on s’adresse à d’autres), la réflexivité (on met en scène un Soi par opposition à un Autre, selon des catégories communes), et le choix privilégié de stéréotypes ancrés afin de faciliter la communication (« moyenne dialectique »). Je proposais d’aborder la question du stéréotype comme système autonome entretenant des rapports non-immédiats avec l’environnement social et naturel. Le discours ethnique, étudié dans ses expressions chez les Pataxó de Bahia, apparaissait dans son fonctionnement comme résultat d’une articulation entre représentations idéologiques et cosmologiques, selon le degré d’ancrage des stéréotypes mobilisés dans un contexte donné. Il ne s’agit donc pas d’un discours de théâtre, dépourvu de tout lien avec celui qui le prononce : il est chargé d’enjeux, d’affects, et se fonde sur des représentations sous-jacentes. Les représentations contextuelles, si l’on peut les circonscrire historiquement, reposent sur un substrat de représentations « sédimentées », qui s’apparentent à des mythèmes car elles sont articulées généralement en paires d’opposition.[1] Je posais l’hypothèse que la destruction de la nature par l’homme pouvait reposer sur ce type de substrat, rendant dès lors cette destruction irréversible. La troisième partie était centrée sur les questions contemporaines liées à la contractualisation de populations traditionnelles en vue de maintenir certains écosystèmes considérés comme stratégiques, en soulignant le fait qu’il s’agissait d’une position d’attente, fondée sur le principe de précaution, mais qui ne constitue pas une panacée. L’association diversité culturelle/biodiversité est en effet un postulat ambigu qui relève davantage de la pétition de principe que d’un discours argumenté.
L’objet de ce chapitre est d’étayer l’hypothèse d’une articulation entre l’identité humaine et la destruction du monde naturel, en postulant que les stéréotypes relevés parmi des populations indigènes brésiliennes constituent apparemment des universaux de l’esprit humain. Pour ce faire, je propose dans un premier temps d’aborder sous l’angle anthropologique un corpus de discours qui ont la particularité d’être tenus, non par des chamans ou des caciques, mais par des scientifiques français contemporains et reconnus, en particulier Alain Prochiantz, neurobiologiste (conférence à l’Université de tous les savoirs d’octobre 2006, professeur au collège de France, membre de l’Académie des Sciences), Philippe Breton (sociolinguiste, auteur en 1998 d’un ouvrage, La Parole manipulée, ayant reçu le prix de l’Académie des Sciences Morales) et Luc Ferry (philosophe, auteur en 1992 de Le Nouvel Ordre Ecologique, ancien ministre). Bien que tenus par des non-spécialistes de l’étude des comportements animaux, ces discours ont un impact du simple fait que la parole d’hommes de science est autorisée, donc crédible, donc crue. Ces discours que l’on peut qualifier d’humanistes renvoient à une idée générale de ce qu’est l’humanité, dans ses particularités en tant qu’espèce ou en tant qu’ensembles culturels définis dans l’espace ou le temps. Nombre d’études font l’économie de ce qui serait le « propre » de l’homme, mais dans le cas de l’ethnologie, par exemple, c’est souvent la population étudiée qui véhicule sa définition de l’humain et du non-humain. Ceci amène Dalla Bernardina à suggérer que « l’éloquence des bêtes » (Bernardina, 2006 ; 2008) consiste à tenir un discours sur l’homme à travers l’observation du monde animal, du proche (les animaux familiers) au lointain (les documentaires animaliers).
Le discours sur l’homme et l’hominisation, qu’il soit profane ou scientifique, est un discours de genèse : il suppose que « quelque chose » s’est passé, qu’il nous fut donné vie, par la grâce de la conscience, et qu’il nous fut donné sens. Nous remontons ainsi le temps, de révolution en révolution, de l’ère industrielle au néolithique et du néolithique à « l’hominisation », comme un puzzle dont les pièces étaient données au départ et que l’humanité a su progressivement réunir, comme prédestinée. Le va-et-vient pourrait donner le tournis : les discours explicatifs ne connaissent ni passé ni présent, l’un vaut pour l’autre et ce que nous sommes aujourd’hui explique ce que nous fûmes. Notre point d’arrivée nous permet a posteriori d’imaginer, en un scénario mille fois remanié mais comportant toujours les mêmes scènes, notre point de départ, notre récit de genèse. Ce discours est toujours sous-tendu par une justification, par une mise en sens de données fragmentaires – une mâchoire, le fémur de Lucy – et le déni de sens du reste, c'est-à-dire ceux qui ne sont pas des hommes. Ceux-là n’ont pas d’histoire, et rien ne justifie leur être-là, sinon des propositions disqualifiées car « réductionnistes » ou « anthropomorphes ». Or la démarche consistant à retracer les origines se fonde sur le « principe de coopération » mis en évidence par les narratologues (le « pacte de lecture ») et les anthropologues de la communication : la mise en forme de données éparses par le paléontologue et l’acceptation du sens ultime de cette reconstitution par le lecteur.
La vision catastrophiste de l’émergence d’Homo sapiens comme espèce parlante fait fi des centaines de milliers d’années qui ont permis l’évolution du complexe pharynx/larynx en un organe propre à l’élocution. Les capacités langagières et les fonctions du langage au sein de notre espèce sont corrélées. Enseigner le langage humain (et plus précisément l’anglais) à un dauphin ou à un chimpanzé, c’est lui demander de faire abstraction de son propre cheminement évolutif (sa phylogenèse) pour se couler dans le nôtre ; à titre de comparaison, cela reviendrait pour un humain à « apprendre » les facultés olfactives d’un chien et les millions d’odeurs qu’il appréhende, et la représentation qu’il s’en fait. Plutôt que de constater l’extrême obligeance des quelques chimpanzés de laboratoire qui se plient à de telles expériences, on tire généralement de ces échecs des conclusions d’ordre moral : « les chimpanzés » n’ont pas de langage, pas de conceptualisation, pas de pensée, ils ne sont pas des « sujets moraux », conclusions équivalentes à celles que les Portugais tirèrent au XVIe siècle des phénomènes articulatoires de la langue tupi – ni « l », ni « r », ni « f » : sans loi, sans roi, ni foi. (Callier-Boisvert, 2000)
On peut multiplier les approches permettant d’expliquer pourquoi l’homme est l’homme, en termes évolutionnistes, lamarckiens, cuviéristes, religieux… Ce que l’on ne pourra en revanche expliquer, c’est précisément les multiples variantes de ce discours, sa répétition incessante, sinon en renvoyant au mythe, à son rôle, à sa nécessité. Le discours de l’hominisation est aussi un discours de civilisation, un système permettant de justifier une position dans le cosmos, ou plus humblement, dans les écosystèmes terrestres. C’est en plongeant aux racines du mythe, dans la nécessité de dire d’où l’on vient, ce que l’on est, dans le réagencement permanent des mythèmes que sont la culture, le langage, la sacralité, la dignité, que l’on prend conscience de son ampleur, de sa fécondité. Le discours de définition de l’humain traverse donc les ouvrages scientifiques, philosophiques, moraux, politiques. Il est présent également dans toutes les langues du monde, par le biais de locutions, expressions, mais aussi dénominations et catégorisations différenciant radicalement ce qui relève de l’humain de ce qui n’en relève pas. Il existerait donc un discours identificatoire de l’Homme, catégorie plus ou moins exclusive d’autres populations humaines longtemps classées à mi-chemin de l’animalité. Ce discours repose à la fois sur un canevas idéologique et des représentations ancrées, formant la « Thèse de l’exception humaine » comme l’a nommée Schaeffer (2007). Par certains côtés, il s’apparente à un mythe. Mais parce qu’il entretient un rapport dialectique avec la réalité, les stéréotypes qui le constituent sont agissants à différents niveaux.
Ces discours seront analysés comme des échantillons de discours identitaire, opposant un « Nous » à l’Autre (l’animal). L’idée centrale d’une « double adresse » et d’une réflexivité peut sembler paradoxale si l’on considère que les animaux sont exclus du champ des interlocuteurs – nous verrons de quelle manière cela est la fois vrai et faux. Ce qui est dit sur l’animal pose avec acuité la question du langage, dans sa capacité à appréhender une autre réalité que la nôtre. Quoi que nous disions sur l’animal, nous ne trouverons jamais le « mot » approprié, pour la simple raison que l’animal ne possède pas de « mot », pas de langage, pour se décrire. Nous serions, selon Derrida, « ces vivants qui se sont donné le mot pour parler d’une seule voix de l’animal et pour désigner en lui celui qui seul serait resté sans réponse, sans mot pour répondre » (2006 : 54).
[1] Rappelons que nous avons cherché à établir une distinction entre idéologie, ensemble de concepts et de représentations sciemment organisés, et cosmologie, ensemble de concepts et de représentations sédimentés, donc stabilisés, plus ou moins mobilisables selon leur degré d’enfouissement. Tant l’idéologie que la cosmologie entretiennent des rapports interprétatifs avec la réalité : les systèmes dont elles sont constituées ont avec la réalité des rapports autonomes, mais non indépendants (on parlerait autrement d’hallucination). C’est le degré de fécondation de ces systèmes par la réalité d’un côté, par leur propre dynamique de l’autre, qui permet d’établir une distinction (toujours fragile), entre véridiction et fiction.
Rédigé par : |