La Réalité en face
« Si gênant que ce soit de l’admettre, la nature, avant qu’on songe à la protéger pour l’homme, doit être protégée contre lui. (…) Le droit de l’environnement, dont on parle tant, est un droit de l’environnement sur l’homme et non un droit de l’homme sur l’environnement. » (Lévi-Strauss, 1983 : 375)
C’est à la lecture des « Réflexions sur la liberté », proposition de Claude Lévi-Strauss pour la refonte du droit français, que ma recherche prit un autre tournant. Le chercheur ne peut se contenter de comptabiliser les pertes et les impasses où nous mènent les politiques publiques liées à l’environnement et à la proclamation urbi et orbi de la durabilité du développement. Le risque de se fourvoyer dans le débat public en tant que partie prenante, membre d’une espèce dont l’intelligence du long terme est problématique, me paraît moins grave que le jugement futur portant sur notre abstention.
La notion de « service environnemental » est emblématique du conflit entre vision anthropocentrée et « écocentrée ». Elle dérive du « théorème de Coase » publié en 1960 qui évoque pour la première fois la notion de « coût social », et par extension, celui de coût environnemental, comme facteur devant intégrer les décisions. Dès lors, et étant donné l’aggravation récente des problèmes environnementaux à court, moyen et long termes, ces coûts peuvent être, selon une logique économique, « compensés » par différents programmes sociaux ou environnementaux.
On peut toutefois adopter différentes définitions, plus ou moins restrictives, du service environnemental, depuis celle proposée par l’OCDE (Steenblik, R., D. Drouet et G. Stubbs, 2005 : 6) :
« L’industrie des biens et services environnementaux comprend les activités qui produisent des biens et des services servant à mesurer, prévenir, limiter, réduire au minimum ou corriger les atteintes à l’environnement, telles que la pollution de l’eau, de l’air et du sol, ainsi que les problèmes liés aux déchets, au bruit et aux écosystèmes. Cette industrie comprend les technologies, produits et services moins polluants, qui réduisent les risques pour l’environnement, minimisent la pollution et économisent les ressources. »
Cette approche (dite « technocratique ») tend à ne considérer comme prestataires de services environnementaux que les entreprises qui leur sont spécifiquement consacrées – traitement des eaux, décontamination, etc.
Au sens large, en revanche, le « service environnemental » ne repose plus uniquement sur le facteur humain, celui-ci pouvant être considéré comme « gestionnaire » d’un service qui n’est pas rendu directement par lui – comme la photosynthèse, la pollinisation, ou la biomasse océanique stockant le carbone et alimentant les stocks de poisson (Ehrlich & Pringle, 2008). Entre les deux extrêmes, une multiplicité de moyens termes sont envisageables.
L’intérêt de cette approche est qu’elle permet une réflexion à l’échelle tant locale que globale, le marché du carbone étant à cet égard exemplaire. A l’échelle locale, les programmes de conservation impliquant, par exemple, les populations traditionnelles, s’ils ne sont pas rentables en termes de marché – ainsi, à Iratapuru, 600 000 hectares sont retirés du marché foncier au profit d’une communauté de 200 habitants collectant la noix du Brésil –, peuvent l’être si l’on considère une autre logique : l’externalisation par l’Etat de son obligation de garantir un environnement sain à la population. Ainsi, la « main invisible » régissant les marchés voit interférer un élément dont il fut longtemps fait abstraction et désormais (presque) intégré à la logique économique : la finitude des ressources naturelles.
Le « service environnemental » dont le coût est désormais quantifiable grâce à de nouveaux instruments et indicateurs, devient ainsi un élément essentiel à toute négociation tant internationale que locale. Les conflits d’intérêts, toutefois, se multiplient à proportion des échelles d’évaluation, des approches et perspectives, des écoles de pensée, et des modes d’intervention (international, public, privé, institutionnel, collectif…). Ces conflits résultent le plus souvent en un retour à une perspective économique orthodoxe, qui permet de trancher la question et de remettre les décisions fondamentales à plus tard, de préférence à la génération suivante.
Je retiens ici la notion de « service environnemental » au sens large, c'est-à-dire la prise en charge par l’environnement lui-même du cycle de l’eau, du carbone, des sites de reproduction des espèces aquatiques, de la pollinisation, soit tout ce dont l’humanité a besoin à titre d’espèce vivante, mais ne pourrait accomplir par elle-même, sinon par une débauche de moyens technologiques ou humains (Léna, 2005 : 349 ; 351-355). Ces services rendus par ce que nous appelons « la nature » à l’humanité dans son ensemble, et non pas uniquement à un groupe d’individus, n’est pas rétribué, comme on pourrait s’y attendre, par une contrepartie de respect contractuel et de protection. Le service global rendu par une mangrove (stabiliser les rivages, servir de site de reproduction pour les oiseaux, les poissons, et nombre de crustacés) est considéré, dans les faits et par les choix économiques généralement opérés, comme moins important que le service que rendra, en termes de création d’emplois et de rentrées fiscales, l’élevage de crevette qui va la détruire. La construction d’autoroutes, en France, est considérée comme d’intérêt national par le désenclavement et l’augmentation des flux de circulation d’hommes et de marchandises qui motivent la délivrance, par la Direction générale de l’équipement d’autorisations dites « de destruction » de sites d’importance écologique (sites de nidification, zones sensibles) et d’espèces menacées recensées sur le parcours prévu. Les opposants aux autoroutes – et ils sont nombreux – ne disposent d’aucun élément autres que d’ordre environnemental pour s’élever contre ces projets : ils ne peuvent arguer de « l’intérêt général » puisque celui est conçu comme régional ou national, et non global ; ils ne peuvent encore invoquer la valeur économique des services rendus par les sites et les espèces jusqu’alors protégées, à défaut d’une réelle expertise économique à ce sujet.
On comprend ainsi combien « l’intérêt général », lorsqu’il ne s’applique plus à l’échelle d’une nation, mais d’une planète, est difficilement envisageable comme simple transposition du « contrat social », qui suppose, même théoriquement, la réunion d’un ensemble d’hommes réunis par des objectifs communs au sein d’un groupe aux frontières définies. C’est pourquoi Michel Serres (1999) proposait d’étendre cette notion d’intérêt général par la création d’un « contrat naturel », idée reprise récemment (2007) par le directeur général de l’UNESCO, Koïchiro Matsuura, dans un point de vue publié dans Le Figaro (15/10/2007) :
« Mettre un terme à la guerre à la nature requiert aujourd'hui une nouvelle solidarité avec les générations futures. Pour ce faire, faut-il que l'humanité conclut un nouveau pacte, un "contrat naturel" de codéveloppement avec la planète et d'armistice avec la nature ? Sachons faire prévaloir une éthique du futur si nous voulons signer la paix avec la Terre. Car la planète est notre miroir : si elle est blessée ou mutilée, c'est nous qui sommes blessés et mutilés. Pour changer de cap, nous devons créer des sociétés du savoir pour combiner la lutte contre la pauvreté, l'investissement dans l'éducation, la recherche et l'innovation, en posant les fondements d'une véritable éthique de la responsabilité. »
Nous sommes très loin du point d’équilibre qui serait souhaitable entre l’humanité et le reste du vivant. Avant de s’interroger sur le rôle du langage et des cosmologies humaines dans cet état de choses, et sur l’éventuelle réversibilité de cet état, il faut pallier au plus pressé en considérant que nous traversons une phase transitoire de pic démographique. Le siècle qui s’annonce, si les prévisions de population sont correctes, est celui d’un risque majeur, l’effondrement général de la biosphère et les conséquences climatiques, hydriques, et de pénurie alimentaire qui pourraient en découler. La question de savoir si nous sommes là dans un domaine fantasmatique est une autre question – les prévisions apocalyptiques sont, il est vrai, une constante de l’histoire de l’humanité. La différence ici réside en ce que ces prévisions ne proviennent pas de nouveaux Nostradamus, mais d’institutions scientifiques tel le GIEC, l’UICN, etc.
C’est durant cette phase transitoire que seront adoptées (ou l’ont été) des solutions à plus ou moins long terme. Ces solutions permettront, ou non, de maintenir un seuil minima en-deçà duquel le système planétaire cessera de fonctionner sous sa forme actuelle. Un principe essentiel énoncé par Hans Jonas est que pour éviter le pire il faut d’abord pouvoir l’envisager, et considérer la priorité du mauvais pronostic sur le bon. (Jonas, 1990 [1979] : 73) L’altération des régimes de pluie, la désertification de la ceinture équatoriale, la pénurie d’eau potable, le rétrécissement des terres émergées, l’effondrement des écosystèmes marins : ces différents événements, qui sont liés par de multiples facteurs, affecteront l’humanité. Mais le problème est d’autant plus crucial que ces catastrophes n’affecteront pas toute l’humanité de la même manière, laissant émerger de nouvelles formes d’inégalités, et présageant ainsi une dégradation durable des relations sociales et internationales.
L’article, déjà mentionné, d’Ehrlich & Pringle (2008), se présente sous les formes d’un inventaire de l’impact humain sur les écosystèmes terrestres et les « boucles de rétroaction » déjà observables, suivi de prévisions à moyen terme (une cinquantaine d’années) selon deux scénarios :
Premier scénario : « Business as usual ». Je me contenterai d’en citer la conclusion :
“In short, although there are many uncertainties about the trajectories of individual population and species [allusion ici au patrimoine génétique permettant aux espèces de maintenir leur capacité évolutive et adaptative], we know where biodiversity will go from there in the absence of a rapid, transformative intervention : up in smoke ; toward the pole and under water ; into crops and livestocks ; onto the table and into yet more human biomass ; into fuel tanks ; into furniture, pet stores, and home remedies for impotence ; out of the way of more cities and suburbs ; into distant memory and history books. » (2008: 11580)
Deuxième scénario (idem : 11579) : un ensemble de solutions non exclusives les unes des autres, modulables dans leurs applications, impliquant différents champs de décision et d’intervention :
1) Stabiliser la population humaine et réduire sa consommation matérielle ;
2) Déployer des fonds permanents et autres stratégies pour garantir la pérennité des aires protégées ;
3) Adapter les formes d’occupation de l’espace de manière à les rendre compatible avec le maintien de la biodiversité ;
4) Chiffrer le coût financier des atteintes à l’environnement et celui des services environnementaux naturels et intégrer ces coûts aux mesures économiques ;
5) Restaurer les aires dégradées et réintroduire les espèces qu’on en a délogé ;
6) Favoriser l’éducation et la montée en puissance politique (« empowerment ») des populations rurales des zones tropicales ;
7) Transformer fondamentalement les attitudes humaines envers la nature.
Les points 6 et 7 sont ceux qui nous intéressent ici au premier chef, dans la mesure où les anthropologues peuvent avoir ici un rôle décisif. Ce rôle dépend en grande partie de la manière dont nous concevons notre pratique, sous les formes d’intervention ou d’orientation. Dans cette troisième partie, j’exposerai différentes recherches et réflexions centrées sur « les populations rurales en zone tropicale », c'est-à-dire, en ce qui me concerne, les populations traditionnelles et indigènes d’Amazonie, réservant le point 7 (attitudes humaines envers la nature) au chapitre suivant. Tant l’une que l’autre perspective impliquent des recherches conjointes en économie, sciences politiques, biologie, géographie, sociologie, et anthropologie.
Pour l’heure, et selon cette idée que parmi les solutions proposées certaines s’avéreront inviables après que des dégâts irréversibles auront été causés – comme c’est le cas au Mont Pascal où, en termes de biodiversité, plus rien ne reste à sauver – l’approche anthropologique doit s’imposer, parmi d’autres approches, comme celle qui aborde frontalement la question des motivations et représentations individuelles. Ce que nous appelons « acteurs » et envisageons sous les formes de dynamiques, réseaux, mobilisations, sont en ultime instance des individus chargés d’histoire, résultats de parcours individuels et d’expériences vécues au sein de collectivités qui feront qu’un jour, confrontés au dernier jaguar, au dernier panda, au dernier gorille, ils appuieront ou non sur la gâchette.
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