Mon découragement - un peu plus que cela d'ailleurs - post réunion vient d'un sentiment contradictoire. J'écoute les collègues qui parlent de "l'avenir de l'Université", de "la place de l'Université dans la société française", propos qu'ils illustrent de remarques du type "Mais ça veut dire qu'on va perdre trois heures d'enseignement de grammaire !" "Mais on ne va pas pouvoir compléter les services de Machin et Machin !""Mais alors on ne pourra plus renouveler le poste de Bidule !" et je me dis alors que je devrais fuir, qu'il est inutile de parler, qu'il n'y a rien à dire. Mais le sentiment contradictoire survient alors, et je me dis : "est-ce que je suis malade? C'est ça, ma vie et mon métier, c'est gérer des flux, c'est ne pouvoir compter sur un bon étudiant que tous les cinq ou six ans, c'est fréquenter des collègues qui se targuent de 'mener leur petite recherche dans leur coin sans ennuyer personne' - c'est à dire, se foutre éperdument d'accompagner des étudiants, de leur communiquer un tant soit peu d'ambition, etc."
L'ambition, voilà le hic. Au fond je suis quelqu'un d'ambitieux, incapable de me contenter de ce que j'ai. Nos enseignements pourraient être meilleurs, la démarche appropriée, selon moi, serait donc de faire en sorte qu'ils le soient. Il n'y a pas de débouché en Lettres : eh bien, les enseignants se forment et développent de nouveaux enseignements. Or il y a là peut-être une démarche folle, maladive ou vaine. Peut-être qu'il faut tenir compte de cela, qu'il y a des suicides collectifs planifiés. Cela vaut pour le réchauffement climatique, pourquoi cela ne s'appliquerait-il pas au département d'Espagnol de Neverland?
Voilà dix ans que je répète aux collègues : "Vous commettez une grave erreur stratégique en orientant tous les enseignements vers la préparation au concours d'enseignants. On ne peut prétendre à l'excellence en optant pour toujours plus de grammaire, toujours plus de méthode de la dissert ou du commentaire. Il faut en faire une voie parmi d'autres."
Depuis des années les concours sont attaqués par la bande, et c'est normal: pourquoi former un enseignant d'espagnol à la littérature classique s'il doit affronter des bandes tumultueuses qui ne retiendront rien? En même temps, pourquoi les faire passer par des IUFM qui les prennent pour des abrutis, leur donnent des cours de didactique absolument consternants? Il va de soi qu'il reviendrait moins cher à l'Etat de recruter des étudiants espagnols formés à l'enseignement.
Le problème vient du fait que le sort de nos enseignements, dès lors, devient indisssolublement lié à la politique de l'Etat concernant les lycées et collèges. Cela s'appelle "mettre tous ses oeufs dans le même panier". Et aujourd'hui ? Zéro proposition, à part un refus en bloc. Les multiples tentatives de réforme des concours et de leur préparation (supprimer une épreuve, rationaliser les cours, etc.) se sont toujours heurtées à des levées de bouclier visant à NE RIEN modifier. Ne pas modfier quelque chose dont nous savons pertinemment qu'elle n'est pas satisfaisante (mais est-ce moi, encore, qui suis malade? Est-ce qu'en fin de compte tout cela était parfaitement satisfaisant?)...
J'essaye de raisonner. Est-ce que je suis fou? Est-ce que cela n'aurait au fond strictement pas la moindre importance? Si j'étais gendarme, est-ce que je me perdrais en vaines tentatives de réformer de l'intérieur la Gendarmerie? Le déni de réalité, suis-je dedans? Quelle que soit la qualité de nos enseignements, cela affectera-t-il le nombre de neurones de nos étudiants ? Quelle que soit la qualité des réformes, cela changera-t-il la qualité des enseignants qui les dispensent ?
Je renvoie à la très intéressante note de Narayan (ma bien-aimée et fidèle lectrice) et aux nombreux commentaires qui l'accompagnent. En particulier cette question : la qualité de la recherche est-elle liée au fait qu'elle serait menée par des statutaires plutôt que par des CDD ou CDI ? Cela ne peut se résumer à une discussion de comptoir, mais il est certain qu'un enseignant-chercheur indéboulonnable peut causer énormément de tort à un labo ou à un département.
En fait je pense que le vrai problème tient dans le "indéboulonnable". Certes, il n'y a pas plus de glandeurs profitant du système dans les EPST qu'il n'y en a dans les grosses entreprises. La différence de taille est dans le statut de fonctionnaire. Nous savons tous que finalement nous ne risquons RIEN, sauf la frustration. Et plus le temps passe, plus je me dit que c'est le noeud du problème. Je ne suis pas en train de dire qu'il faut virer les gens. Ce que je dis, c'est qu'il n'y a aucun moyen d'obliger quelqu'un à arrêter ce qu'il fait (improductivement et pas forcément par incompétence) pour reprendre une activité dans un autre groupe. Et je suis bien placée pour en parler.
Rédigé par : Narayan | samedi 06 déc 2008 à 12:32
"L'ambition, voilà le hic. Au fond je suis quelqu'un d'ambitieux, incapable de me contenter de ce que j'ai. "
Je crois effectivement que c'est vraiment ça le problème majeur (pas qu'en France d'ailleurs). Le manque d'ambition scientifique et pédagogique - car on trouve toujours des ambitieux pour les postes de pouvoir. Il est plus facile de faire carrière à coup de combine qu'à coup de découvertes.
" Nous savons tous que finalement nous ne risquons RIEN, sauf la frustration."
C'est quand on ne risque rien qu'on peut se permettre d'être ambitieux. Et c'est pour cela que la France a à la fois le meilleure et le pire des systèmes : en permettant d'être ambitieux, elle permet aussi le manque généralisé d'ambition. Enfin je me comprends ...
Rédigé par : Tom Roud | dimanche 07 déc 2008 à 12:42
@ Tom Roud: "en permettant d'être ambitieux elle permet aussi le manque généralisé d'ambition".
Ce que tu dis est juste et en plus parfaitement condensé. Pour Narayan, j'ai évoqué plus haut ce paradoxe : moins il y a de risque plus le taux de lâcheté est élevé.
Mais je ne puis me satisfaire d'avoir raison contre tout le monde, surtout si j'ai tort. Il y a en France des lieux spécifiques pour que l'ambition s'y déploie : Sciences Po, Normale Sup, etc. Je devrais raisonner de manière pragmatique, faire au mieux avec ce que j'ai, et surtout, m'en contenter...
Rédigé par : anthropopotame | dimanche 07 déc 2008 à 13:22