La fin de ma journée à Neverland mérite une note à part.
Ayant appris qu'il y aurait une Assemblée Générale à 15h, j'ai décidé de réunir autant d'étudiants de deuxième et troisième année que possible, à 13h30, dans une salle fermant avec un digicode et donc encore pourvue de chaises. J'en ai prévenu une dizaine par téléphone, d'autres par mail, d'autres en arpentant les travées de la bibliothèque. Mon intention était de les remotiver, de leur expliquer qu'il leur fallait continuer à travailler, à étudier les documents que je leur envoie par courrier électronique, et répondre à leur question sur la manière dont j'envisageais le rattrapage et le contenu des examens.
Les secrétaires désapprouvaient mon initiative, craignant une réaction des étudiants grévistes. Il a fallu que je m'y reprenne à plusieurs fois pour obtenir que le mail soit envoyé. Il le fut, finalement, à 11h30.
A 13h30, une dizaine d'étudiants se sont présentés, dont certaines m'ont annoncé qu'elles étaient grévistes et se sentaient mal à l'aise d'assister à un cours auxquels d'autres n'assisteraient pas. Je leur ai répondu que cela me mettait, moi aussi, mal à l'aise, mais que je voulais faire le point avec ceux qui étaient là, qui devraient relayer l'information autant que possible.
Comme les rumeurs d'annulation du semestre vont bon train, je leur ai expliqué que cela me paraissait impensable. Que nous prendrions des journées entières s'il le faut, mais que les cours essentiels seraient donnés. Qu'entretemps ils devaient continuer à lire, fournir un effort intellectuel, sous peine d'être entièrement largués. Qu'il n'y avait plus depuis deux semaines d'instances représentatives, qu'en conséquence chacun décrétait plus ou moins n'importe quoi et que personne n'agissait pour les mêmes raisons.
Ensuite je leur ai fait écouter de la musique. J'avais apporté le disque d'Adoniran Barbosa, et comme je leur avais demandé d'en chercher les paroles sur le Net, nous avons progressivement déchiffré les contextes, les quartiers de São Paulo, les particularités du langage populaire, et surtout les codes de l'honneur propres aux favelados (les habitants des quartiers populaires dits favelas).
Après une heure de ce régime, la porte s'ouvre et des étudiants grévistes surgissent. "Quoi, c'est un cours, là, c'est un cours sauvage ?" Mes étudiants ont répondu : nous écoutons de la musique. "Mais ça c'est un cours, il y a un prof qui écrit au tableau!" Une vingtaine se sont engouffrés dans la salle, se sont assis sur les tables, ont commencé à marteler. Parmi eux un homme d'une quarantaine d'année, keffiah, blouson de cuir, pantalon treillis, manifestement alcoolique. Une trentaine d'autres se tenaient dehors.
Deux étudiantes grévistes sont venues me parler : "Monsieur, vous devez arrêter, le blocage a été décrété". "Ceci n'est pas un cours. il n'est inscrit sur aucun planning, cette salle n'a pas été réservée, lui dis-je. En revanche, je vous demande de me dire qui est cet homme qui vous accompagne." "On ne sait pas, il n'est pas étudiant mais on n'arrive pas à s'en débarrasser."
Mes étudiants ont commencé à interpeller les grévistes, ou l'inverse. Je leur ai dit en portugais de se taire, de ne surtout rien répondre, et qu'il ne se passerait rien. J'ai donc remis la musique en route. "Mais alors pourquoi ne faites vous pas cours à tout le monde dans l'amphi B?" ont demandé les étudiants grévistes. Je n'ai pas répondu, j'ai mis la chanson "Iracema", qui est une des plus belles d'Adoniran Barbosa. Le silence s'est fait peu à peu. Tout le temps qu'a duré la chanson, les étudiants se sont tus.
Quand elle s'est arrêtée, les grévistes ont commencé à retirer les chaises de la salle. L'homme qui m'incommodait s'y est mis aussi, je me suis donc approché et lui ai demandé sa carte d'étudiant.
- "Qu'est-ce que tu m'veux? T'es pas mon père?"
- Monsieur, auriez-vous l'amabilité de me montrer votre carte d'étudiant?"
- "Fait chier çui là! T'es pas mon père!"
- "Auriez-vous l'amabilité de me montrer votre carte d'étudiant?"
Plus ou moins ivre, il s'est fâché, m'a foncé dessus et bousculé. (MàJ le 02 avril 2009: Je retrouve mon casseur dans les colonnes de la Nouvelle République). Je précise que je ne suis pas particulièrement désemparé face à ce genre de scène, ayant eu l'occasion de me trouver face à des Indiens ivres autrement plus dangereux. Les étudiants autour ne savaient pas quoi faire. Je lui ai redemandé sa carte d'étudiant, il a fini par s'enfuir, littéralement s'enfuir. Je suis retourné dans la salle, voulant fermer la porte derrière moi. Les bloqueurs l'ont enfoncée, disant, narquois: "Ah, qui fait usage de la violence?". Je n'ai pas répondu, ai laissé la porte ouverte.
J'ai dit aux étudiants qui restaient, et dont certains se sentaient franchement mal à l'aise, de tenir bon. Tout cela je le leur ai dit en portugais. Mais j'estimais avoir fini l'heure et demie que j'avais réservé à cela. J'ai demandé aux étudiants grévistes de remettre les chaises dans la salle. Ils ont refusé. "Pourquoi ne venez-vous pas vous exprimer en AG?" m'ont-ils dit. "Le blocage a été décidé démocratiquement et vous ne pouvez pas faire cours, et cette salle ne retrouvera pas ces chaises." J'ai expliqué que mes interlocuteurs pour les questions de grève étaient mes collègues, et pas les étudiants. Que je ne recevais pas d'ordres de petits Goebbels - ils ne savaient pas qui c'était.
Finalement mes étudiants et la secrétaire réunis, nous avons remis les chaises, j'ai fermé la salle, et je me suis dirigé vers la gare. J'avais au départ pensé participer à l'AG mais cette scène m'avait rempli de nausée. Tout cela je l'ai vécu dans une colère froide qui m'empêchait d'argumenter, je préférais donc me taire. Je savais que le premier qui ferait usage de violence serait discrédité. Mais la mauvaise foi des étudiants qui laissent entrer des casseurs (ou plutôt n'osent pas leur dire de s'en aller) et prétendent que c'est être violent que de chercher à fermer une porte me laisse sans espoir pour la suite.
Sur le chemin, mon directeur de recherches m'appelle et me dit: "Bonne nouvelle. La commission scientifique de l'EPHE a déclaré il y a cinq minutes que ton HDR était soutenable."
Je vous souhaite bon courage, et bon vent. Vous méritez bien mieux que toute cette médiocrité. Merci, au passage, pour 'Iracema'. Au milieu de toute cette...
Rédigé par : lataupe | mardi 17 mar 2009 à 21:27
ah ben voila! L'avantage de la grève des étudiants, c'est que tu vas avoir du temps à toi pour préparer la soutenance !!
Rédigé par : Narayan | mardi 17 mar 2009 à 21:35
@ ami taupe:
Je ne sais si je mérite mieux. Sortant de là j'ai été pris d'une sorte de détresse en pensant aux étudiants qui allaient sacrifier leur année. Quel que soit leur niveau intellectuel ce sont des gens qui avaient confiance en nous pour les former - je parle de ceux qui hantent encore la bibliothèque, s'efforçant de maintenir le niveau. Mais la plupart de ceux qui étaient tièdes, ou moins tenaces, ont pris un boulot à temps plein et ont renoncé à avoir un diplôme.
Aujourd'hui les collègues se réunissent pour "prendre des dispositions". J'ai écrit un message collectif dans lequel je résume l'incident, où je cite également une conversation que j'ai eue avec un collègue d'allemand qui se disait prêt à ne pas valider le semestre des étudiants "pour ne pas répondre au diktat de la présidence", et je pose la question suivante : lequel d'entre eux a-t-il renoncé à percevoir son salaire durant les sept semaines qu'a duré cette grève?
Rédigé par : Anthropopotame | mercredi 18 mar 2009 à 06:35