Je reviens de Neverland épuisé. J'ai donné tous mes cours aujourd'hui avec la gueule de bois. La fac demeure "bloquée" - mais les bloqueurs ne se donnent plus la peine de se déplacer. Je suis le seul du département à avoir imposé que mes cours se déroulent dans la fac de Lettres et Sciences Humaines, et pas à Perpète les Oies. Les étudiants de L1 et L3 étaient tous là aujourd'hui, ceux de L2 n'étaient présents qu'au tiers. Mon coeur se fendait à écouter leurs angoisses. J'apprends que je suis le seul à avoir donné cours et à leur envoyer régulièrement des documents. Je suis tombé des nues.
Ma gueule de bois venait de mon dîner de lundi soir chez une collègue. Réception somptueuse avec mon pire ami et son épouse (une sainte !). Nous parlions de choses et d'autres mais vers la fin du repas, l'alcool aidant, mon sang s'est mis à bouillir. Nous avons évoqué quelques vieux épisodes dans la vie de notre département, et en particulier ce moment de tension lorsque j'avais aidé une de mes étudiantes à partir étudier un semestre au Brésil. Elle avait obtenu une bourse sur la foi d'un programme de recherche que nous avions concocté ensemble (les conversions des Indiens Pataxo au protestantisme). C'était une étudiante brillante, faite pour l'aventure et les voyages. Or mes collègues voulaient à tout prix qu'au Brésil, elle étudie la version classique espagnole, la littérature espagnole, etc. Je leur disais : "Quel intérêt d'aller au Brésil pour s'initier à l'anthropologie si vous lui collez toutes les matières au programme? Ne peut-on pas simplement lui faire confiance et respecter ses aspirations?" Et on me répondait avec un soupir blasé que je ne comprenais rien à la rigueur académique.
Le professeur qui devait lui offrir sa tutelle lui demanda au dernier moment de changer de projet de recherche afin de s'intégrer mieux à la thématique de son séminaire (la musique latino-américaine). J'appelai ce collègue et lui dis qu'en ce cas l'étudiante devait renoncer à sa bourse et présenter un nouveau projet qu'il lui proposerait. Il battit en retraite. Mon pire ami fut le seul à me soutenir, mais durant ce dîner il m'expliqua que j'avais eu tort de m'énerver, que les collègues défendaient une position cohérente. Et notre hôtesse, qui dirige les masters, me dit "J'ai moi aussi freiné des quatre fers car je ne comprenais rien à ton projet la concernant" - or j'avais toujours cru qu'elle m'avait soutenu à l'époque. "Ce n'est qu'aujourd'hui, poursuivit-elle, que je comprends ta position".
Et là, mes nerfs ont lâché. "Voilà douze ans que je défends certaines positions. Pendant douze ans, presque tous au sein du département se sont crus autorisés à me donner des leçons, au nom du "bien des étudiants", comme si moi, je leur voulais du mal. Tout engoncé dans leurs certitudes ils ont accueilli mes arguments avec des petits sourires méprisants. Et ce sont les mêmes qui aujourd'hui font des sit-in, découpent des petits cercueils dans du carton et vont enterrer je ne sais quoi de symbolique devant la mairie ou le rectorat, en sacrifiant allègrement leurs étudiants."
A mesure que je parlais la fureur montait, à évoquer la tranquille évidence avec laquelle ils affirmaient que j'avais tort, en toute circonstance. Je me suis rappelé mon père, universitaire brillant ayant loupé sa carrière, qui fréquentait d'autres universitaires brillants, et les dîners à la maison d'hommes d'esprit affichant à la fois leur envergure intellectuelle et leurs mesquineries. Et je me suis vu moi, qui avais toujours pensé que la mesquinerie était compensée par la profondeur de pensée, découvrant l'université sous l'angle d'une mesquinerie sans envergure. Quelle indulgence peut-on avoir ? Quelles qualités peut-on soi-même afficher ?
Bref, j'avais un coup dans le nez - influencé sans doute par les troublantes confessions de Narayan - et il fallut qu'on me prenne par le col, qu'on m'enfourne dans un 4x4 pour me jeter à minuit à la porte de mon hôtel...
décidément plus je te lis, moins je crois en l'université... :(
Rédigé par : Dodinette | mercredi 01 avr 2009 à 16:42
En ce cas, chère Dodinette, il est urgent que je revoie ma ligne éditoriale. Ce n'est pas le but recherché que d'ébranler les croyances de mes lecteurs :(
Rédigé par : Anthropopotame | mercredi 01 avr 2009 à 16:50
Faut dire aussi que tu cherches !! Franchement, s'intéresser aux étudiants quand on est enseignant, c'est d'un ringard.
Rédigé par : Narayan | mercredi 01 avr 2009 à 23:00
C'est bien ce que je dis: enseignant consciencieux, bon père de famille, citoyen modèle. On ne se refait pas !
Rédigé par : Anthropopotame | jeudi 02 avr 2009 à 09:10