J'ai fait un drôle de rêve cette nuit.
J'étais dans un village Palikur situé en montagne. J'avais une balle dans l'abdomen, j'ignorais si j'allais en mourir ou non, mais cela semblait bien parti. Je devais demeurer immobile mais, étant seul, il me fallait sortir pour trouver de quoi manger. Dans une sorte de marché fermé je me faisais voler mes derniers centimes d'euros par une vendeuse de passage.
Rentré dans ma maisonnette, je voyais par la fenêtre la forêt qui commençait à brûler, à grandes volutes noires. Des hélicoptères passaient, et à mesure que le feu progressait, des animaux en contrebas fuyant dans tous les sens. Et je vis des paresseux géants frappés par la foudre, et des ânes marchant debout.
Enfin il fut procédé à l'évacuation du village. Il pleuvait de la suie et des cendres. On me mit dans une voiture, mais ou parce qu'elle était trop chargée, ou trop vieille, elle ne faisait que patiner, patiner, patiner.
Je me suis demandé par quels étranges chemins m'était venu ce drôle de rêve. En y réfléchissant, hélas, je me rends compte qu'il émane sans doute du dernier compte-rendu de réunion (celle d'hier, réunissant les facs de lettres et de droit) que j'ai reçu de Neverland, et dont je cite et commente ces quelques extraits :
M. W. (Histoire/Archéologie) insiste sur le fait que les enseignants ont lancé le 2 février une grève illimitée en sachant très bien ce qu’ils faisaient ; il ne faut pas cesser un mouvement parce qu’il y a une menace sur les diplômes ; soit on arrête tout tout de suite, soit on continue et on va jusqu’au bout. Si cela va jusqu’à l’annulation des diplômes pour le semestre, cela sera très difficile, mais la lutte contre la destruction de l’Université vaut bien cela.
Remarque habituelle : ce sera "très difficile" pour les étudiants, les salaires des enseignants continuant à être versés. La "lutte contre la destruction de l'Université" me paraît merveilleusement ironique, au vu de l'état des locaux et de l'abandon des étudiants. Qu'à cela ne tienne, citons Clausewitz :
M. X. précise que ce sont surtout les L1 qui ont disparu. « La force d’une armée, c’est le soutien populaire » (Clausewitz)
On ignore ce que veut dire M. X., ce stratège. Sans doute pense-t-il aux première année comme un bataillon de fantassins russes, armés de faux et de bâtons, pour essuyer les premiers feux de la blitzkrieg ?
M. W. en revient aux démissions et dit que la politique de la chaise vide est inefficace. La question des L1 est dramatique, mais, d’un certain point de vue, c’est trop tard – les dés sont jetés. Ceux qui ont lâché prise ne reviendront pas, donc pourquoi arrêter le mouvement pour eux ? Les L3 d’histoire sont très présents, et les L2 aussi.
Après Clausewitz, César. A moins que ce ne soit là le courage d'Agamemnon, prêt à sacrifier sa fille afin de s'embarquer dans une guerre de dix ans ?
Selon M. Y. (Droit, LEA), la situation est différente de 2003 : en 2003, on se battait pour nous (retraites), alors que, cette année, le mouvement vise à préserver le service d’enseignement public pour les générations futures. Si on laisse faire la thatchérisation de la France, elle se fera. S’il y a des dégâts à court terme (diplômes 2008-2009), c’est pour défendre les élèves et les parents d’élèves, la société dans son ensemble.
Of course. Et la mussolinisation de la France est un risque, aussi. La société dans son ensemble est affectée par le statut des enseignants chercheurs et leur évaluation. Cela vaut bien de faillir une fois à notre mission de service public, justement afin de préserver le service public. Le message est fort : "OK, toutes les autres fois on se battait juste pour nos intérêts, mais là c'est différent." Les "générations futures", ayant renoncé à affronter une université bordélique, remercieront les collègues de leur avoir donné le courage de passer les concours d'entrée aux grandes écoles, ces "générations futures" ayant elles aussi souci de leur avenir.
Mme X. (Lettres) trouve regrettable que l’on ne fasse que la grève des enseignements. Continuer à faire des colloques, et même à écrire des articles, est de plus en plus problématique.
Il est clair que le refus, par Mme X., de publier un article, équivaudrait à l'acte d'un Proust suspendant sa plume après avoir écrit "Combray, à dix lieues à la ronde..."
M. Z. (qui appartient à mon département) aimerait rappeler qu’il y a aussi une responsabilité des non-grévistes dans le durcissement du mouvement, et donc dans les menaces sur les diplômes.
M. W. insiste sur l’importance de ne pas envoyer de signal de déblocage via la Présidence; en cas de nouveau déblocage, il y aurait un risque de violence et d’escalade, dont les enseignants seraient partiellement responsables.
Le commentaire de M. Z. est savoureux, puisqu'il fait, je pense, référence à votre serviteur. Si les grévistes durcissent le mouvement, c'est à cause des non-grévistes, qui sont en fait les vrais responsables de la poursuite de la grève. M. W. embraye et nous entrons dans une logique singulièrement tortueuse : si le mouvement se radicalise et si violence il y a, ce sera de la faute de ceux qui veulent éviter la radicalisation et la violence. Message : si les cours reprennent, cela va mal tourner.
Conclusions : Pour lutter contre la destruction de l'Université, il faut la détruire. Pour assurer notre mission de service public, il ne faut pas l'assurer. Pour sauver les étudiants, il faut les sacrifier. Pour mettre un terme à cette grève, il faudrait que les non-grévistes cessent de ne pas faire grève.
A ce sujet, voilà plusieurs fois que je reçois des messages, amicaux et inamicaux, me prévenant que cela pourrait devenir "dangereux" pour moi à Neverland. Je me demande ce que signifie le terme "dangereux" en contexte universitaire, mais lundi j'emporterai mon magnétophone et mon appareil photo. Si Neverland se situait en Amazonie, j'emporterais également ma machette.
Rassure-toi, lecteur, ma prochaine note portera sur l'Amazonie. Tu peux, pour te faire une idée de son contenu, te reporter à cette note de Bergère, et à la chanson de Mickey 3D qu'elle transcrit.
on croit rêver!
Le monde est incroyablement peuplé de grands démocrates, qui ne supportent pas que quiconque puisse avoir une opinion différente de la leur. Je te souhaite bien du courage, dans l'après grève (qui arrivera forcément un jour...)
Rédigé par : Narayan | samedi 21 mar 2009 à 15:39
En fait, il faut que je me calme moi aussi. Je ne peux pas incendier les collègues et attendre ensuite qu'ils déroulent le tapis rouge...
Rédigé par : Anthropopotame | samedi 21 mar 2009 à 20:30
Ce "drôle de rêve de cette nuit" provient-il uniquement de ces querelles intestines, de ces petites réunions d'universitaires déplacés, en mal de temps épiques, en mal d'épopées, en mal d'idéaux, en mal de lendemains qui chantent, en mal de guérillas, en mal d'insurrections populaires, en mal de peuples à guider sur les barricades du haut de leur empathie et de leur clairvoyance généreuse (où vous semblez être, d'ailleurs, la seule conscience lucide. Je serais enclin, si ce mouvement m'intéressait, si je m'y sentais associé quelque part, si je n'y présumais pas intuitivement tout ce que vous en dévoiler de médiocrité, et de mensonge, et s'il n'était en moi cette affection profonde, et étrange, pour vous, à m'informer, à connaître vos détracteurs, pour incliner lucidement, d'un côté ou de l'autre. Mais je n'irai pas plus avant. Je vous crois sur parole. Et c'est éloquent!)? Ce que vous faites est utile, profondément, quelque part. Même si cela vous condamne à l'inimitié de vos collègues, à la solitude, à la menace, à la fuite. A vous lire, je comprends cette affection en moi, non pour l'homme que vous êtes (je ne vous connais pas, et vous êtes peut-être un fieffé...), mais pour ce qu'il y a d'humanité en vous: courage, culture, non conformisme, intelligence, singularité, obstination... Je vous souhaite, très sincèrement, de fuir, dignement, de décharger la voiture du rêve, de ne plus patiner, et d'aller loin loin loin, vers des horizons beaux beaux beaux exaltants, où vous continuerez d'être vous-même...
Rédigé par : lataupe | dimanche 22 mar 2009 à 00:19
Il est vrai, cher ami, que tout ce qu'il y avait en moi d'inimitié pour certains collègues s'est mué, durant ce mouvement, en mépris.
Et j'affiche ce mépris. Leur inimitié à eux s'est donc muée en haine - cette alchimie est connue.
Ce n'est pas très correct de ma part, ni justifié d'ailleurs, de me poser en Père la Morale, et je comprends que les réactions soient vives et que les menaces s'ensuivent.
Rédigé par : Anthropopotame | dimanche 22 mar 2009 à 08:06
Ce n'est pas un reve que tu as fait, mais un cauchemard... Meme si j'ajoute je crois rever en lisant le debat qui fait rage a Neverland... je devrais donc dire je crois cauchemarder, mes reves etant bien plus doux... N'est il pas possible de continuer la greve tout en assurant les examens portant uniquement sur ce qui a ete aborde en temps de non-greve?
Rédigé par : bergere | lundi 23 mar 2009 à 02:16
ben avec la semestrialisation des enseignements, c'est pas gagné, vu que la grève a commencé avec le début du deuxième semestre...
Là où c'est le vrai bordel, c'est que c'est hyper variable d'une fac à l'autre. Sur les rives de la Mérantaise, les cours reprennent doucement avec des enseignants portant le brassard "en grève". Mais bon, c'est une fac de sciences ... (cela dit à Bordeaux je sais pas combien, c'est total bloqué en sciences).
Rédigé par : Narayan | lundi 23 mar 2009 à 19:26