Par Fantômette
Au terme de la première partie de cette note, nous avons laissé l'animal dans une situation juridiquement ambiguë, comme égaré dans un corpus de normes qui semble ne pouvoir proposer du monde qu'une lecture bi-dimensionnelle, réduite à une seule alternative dans laquelle s'épuise un débat sans fin : l'animal, chose ou personne ?
La protection dont bénéficient les animaux semble les revêtir d'un "halo" de personnification juridique, qui les entoure sans les affecter, les laissant à leur nature d'objets - mais d'objets particuliers, sensibles, sur lesquels, l'homme consent à étendre la protection de la loi, sans pour autant vouloir la fonder sur un autre socle que celui de son bon vouloir.
Car la seule existence de cette protection(1), si elle atteste de la présence d'intérêts dignes d'être reconnus, ne suffit pas à révéler la naissance d'une personnalité de l'animal.
L'idée en a certes pu être soutenue par certains auteurs(2), considérant que les conditions sont réunies pour que l'animal soit investi d'une personnalité juridique technique, limitée le cas échéant aux besoins de sa défense.
Commençons à cet égard par apporter la précision suivante : la question qui se pose en Droit n'est pas celle qui se pose en Philosophie, en Éthologie, ou en Anthropologie.
Un juriste ne se posera pas la question de savoir si l'animal est ou non une personne, si l'homme n'est pas lui-même qu'un animal, ou sur quels critères exactement repose la distinction. Le Droit n'a pas à répondre à cette question pour se construire, car il s'élabore moins autour des faits qu'autour de leur interprétation, ou de la valeur qu'on leur accorde. Le Droit ne décrit pas la réalité, il la fabrique - pour les besoins d'une cause qu'il se donne à défendre.
La notion de personne est une notion juridique. Il ne s'agit pas de déterminer si l'animal est une personne, mais de déterminer s'il pourrait être ainsi qualifié. Nous pouvons donc faire ici l'économie du débat philosophique, dont notre hôte s'est plusieurs fois fait l'écho. Ces considérations, parfaitement respectables au demeurant, n'ont pas vocation à intervenir dans un débat juridique qui peut se limiter à des considérations techniques.
D'où cette précision des auteurs favorables à la personnification du statut de l'animal, il ne s'agit là que de lui accorder une personnalité juridique technique, dont la seule fonction serait de rendre plus efficace une politique de protection de leurs intérêts bien compris.
Cette idée présente un double avantage.
Tout d'abord, et c'est là le premier argument de ceux qui en défendent l'idée, une telle personnification rendrait plus efficace la progression du nombre de droits protégés de l'animal comme leur mise en œuvre. Ensuite, elle permet de ne pas revenir sur cette summa divisio rappelée plus haut, et qui structure le monde autour de ces deux seuls intervenants : les choses et les personnes, seules ces dernières étant sujets de droits.
Toutefois, cet aspect purement fonctionnel de la personnalité juridique en signale également la limite.
Car un sujet de droits n'est pas seulement titulaire de droits. Il est également, et symétriquement titulaires d'obligations - qui l'obligent, par exemple, à respecter les droits d'autrui, que ce dernier pourra lui opposer. Or, pour être incontestablement objets d'une protection juridique, les animaux ne sont pas pour autant sujets d'obligations. Et l'on perçoit mal comment il pourrait en aller autrement, faute pour eux d'être animés d'une volonté libre et éclairée qui les rendrait aptes à assumer les conséquences de leurs fautes.
Comme l'écrit un auteur(3), "cette prétendue personnalité serait [donc] par nature hémiplégique, et son octroi inspiré de préoccupations téléologiques : en dotant l'animal de la personnalité civile, on faciliterait sans doute sa protection en la faisant procéder des besoins mêmes de l'animal, sans passer par un corps prédéterminé de règles de type objectif ; pour autant, cette personnalité ne serait pas à même de l'obliger en conséquence de ses actes, ce qui en établit le caractère purement fonctionnel".
C'est peut-être à raison, pour partie, de ce constat que les propositions se réorientent désormais sur un autre terrain que celui du droit civil, qui est le domaine des droits fondamentaux.
Ce terrain, s'il reste par nature juridique, se situe dans un domaine plus flou - et par conséquent, plus "modulable" - que les solides piliers civilistes évoqués plus haut.
Y émerge alors une nouvelle notion - juridiquement nouvelle, s'entend - qui redécoupe la vision juridique du monde : le vivant.
"[Le terrain des droits fondamentaux] délaissant la composante morale de l'homme classiquement mise à l'honneur dans la philosophie et dans le droit civil, il se pourrait que l'homme soit reconsidéré dans sa nature, pour être explicitement rattaché au domaine du vivant. De la sorte, par la grâce d'un changement de perspective dans la définition de référence de l'homme, le vivant pourrait émerger en tant que catégorie juridique nouvelle [je souligne]. Il en résulterait que la différence entre le vivant et l'inerte serait susceptible de de substituer à la coupure ancienne qui séparait la personne des biens (...) ; il en résulterait surtout que, de l'ancien système au nouveau, l'animal franchirait la grande coupure pour se ranger du côté de l'homme, au lieu d'en être l'autre"(4).
Si, à n'en pas douter, les partisans d'une protection accrue du monde animal se réjouiront d'une telle perspective, il faut noter pourtant que celle-ci se fondera moins sur la reconnaissance ou la considération accordée aux animaux en tant que tel, que sur la volonté de protéger plus efficacement l'homme, exposé à raison de sa proximité avec l'ensemble du vivant. C'est dans la crainte d'une porosité de leurs situations respectives, dans la crainte d'une communauté de destins des espèces vivantes que s'enracine cette nouvelle solidarité entre les hommes et leur environnement. En d'autres termes, le succès de cette proposition - qui reste relatif, mais pourrait se renforcer - tient également peut-être à ce qu'il maintient l'homme et ses droits dans une classique primauté sur laquelle on ne reviendra pas.
Il faut pourtant également s'intéresser à une troisième piste juridique, qui quant à elle, et fort audacieusement, prétend créer, entre les personnes et les choses, une troisième catégorie juridique : les centres d'intérêts. Ces derniers, définis comme des points d'imputation du droit, des ordres juridiques partiels, auraient vocation à s'appliquer, non seulement aux animaux, mais également à d'autres entités - familières et significatives - mais auquelles le Droit peine à trouver une place.
Paradoxalement -mais peut-être le paradoxe n'est-il qu'apparent - l'inventeur(5) de cette troisième voie, G. Farjat, est professeur de droit économique.
Le droit économique est un droit éminemment pragmatique, évolutif, prompt à s'adapter aux inventions d'une pratique jamais à cours d'idées. Or cette discipline juridique connaît depuis longtemps l'existence d'entités dépourvues de personnalité juridique, mais dont l'existence et l'influence ne souffrent aucun conteste possible. Ainsi, l'entreprise, contrairement à ce que l'on pourrait croire, n'est pas une catégorie juridique, la société seule disposant de la personnalité juridique. De même, le groupe de sociétés, ou encore les réseaux de franchisés.
D'autres entités, hors champs économique, sont pointées du doigt comme étant autant de points d'imputation du Droit, sans pour autant que leur nature juridique ne soit clairement définie.
Par exemple, l'embryon. Entre les questions relatives à l'avortement, l'expérimentation, le traitement des embryons surnuméraires, etc, il est aisé de constater que, tout en étant indubitablement un point saturé de Droit et de considérations contradictoires, la question de la nature juridique de l'embryon demeure largement irrésolue.
Mais également, la nature, l'environnement, ou la biodiversité, qui tous, suggère G. Farjat, font de bons candidats à la catégorie de centres d'intérêts.
Quel serait l'intérêt de qualifier ainsi une nouvelle catégorie juridique, et quels développements pourrions-nous en attendre ?
Tout d'abord, reconnaissons que cette idée se fonde sur un certain pragmatisme.
L'ampleur des débats relatifs aux divers acteurs évoqués plus haut, leurs répétitions, les retours sans fin des mêmes arguments et contre-arguments, ne signalent-ils pas que nous faisons face à des notions de fait que les catégories de personnes ou de choses sont en réalité impuissantes à décrire et à qualifier ? L'option qui consiste alors à prendre acte de la difficulté pour en rendre compte au sein d'une nouvelle catégorie, plutôt que d'en forcer la résolution à l'intérieur des anciennes semble alors la plus raisonnable. Comme le dit la parabole : "personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; sinon le vin nouveau fait éclater les outres, le vin se répand, et les outres sont perdues".
Cette notion de centre d'intérêts pourrait en outre servir à mieux rendre compte de la co-existence, autour de ces notions, d'une pluralité d'intérêts, parfois convergents, mais souvent divergents, voire contradictoires, tout en étant traversées par l'idée d'une nécessaire solidarité. G. Farjat fait à ce titre l'hypothèse qu'il s'agit là d'une des raisons de la difficulté pratique d'en penser la nature.
Ainsi, pour l'embryon, ou le foetus. Leur statut est traversé par plusieurs ordres juridiques partiels : les lois sur la bioéthique (destruction des embryons surnuméraires obtenus dans le cadre d'une FIV par ex.), la loi sur l'avortement, mais également le droit des successions (un embryon, dès lors qu'il est conçu, peut hériter d'une succession avant sa naissance). Son statut juridique est donc ambigü. Sans personnalité juridique, son droit à la vie n'est pas absolu, mais sa dignité lui est reconnu. Il pourra posséder un patrimoine, se voir attribuer un état-civil et être inhumé en cas de décès et, victime de blessures involontaires, voir son préjudice personnel réparé. L'on voit bien ici à la fois s'affronter des intérêts contraires pour lesquels il importe de trouver un équilibre, et persister un principe fondamental, qui est en l'occurence celui de la dignité.
Il n'est nul besoin de rappeler le nécessaire équilibre qui devra être trouvé, aussi bien au sujet de la protection de la nature, de la biodiversité ou de l'environnement.
L'histoire de ces divers ordres juridiques n'est que l'histoire d'une permanente recherche d'équilibre et résolution d'intérêts contraires. Là également, la définition pragmatique d'une catégorie juridique pensée dès le départ comme une zone de conflits à résoudre semble plus pertinente que la qualification hâtive et symbolique en choses ou en personnes aux intérêts d'apparence univoques.
Plusieurs effets pourront être attachés à cette reconnaissance juridique.
Le premier, et le principal, sera que le centre d'intérêts pourra bénéficier d'une protection particulière et renforcée, supérieure à celle des choses, sans nécessairement atteindre à celle des personnes.
Symétriquement, il en résultera une charge, une responsabilité élargie de ceux qui y porteront atteinte. Dans la perspective d'une efficacité accrue d'une politique de protection des animaux, ou de l'environnement, disons-le nettement : c'est cet objectif là qui doit prioritairement être atteint, et non pas l'octroi d'une personnalité juridique dont le caractère fictif n'échapperait à personne. L'octroi de la personnalité juridique à un animal, ou à un corridor biologique n'aurait - en pratique - pas grand sens puisqu'il n'en tireraient aucune possibilité d'action étant évidemment voués à être représentés dans la défense de leurs intérêts par des personnes agissant pour leur compte.
Il importe pourtant de prendre mieux en compte leurs intérêts, et la construction de cette troisième catégorie offre des pistes, à cet égard, fort intéressantes ; et si cette piste n'est sans doute pas porteuse du contenu émotionnel qu'une certaine partie du monde occidental porte à l'animal, elle lui offre au moins, nous semble t-il, une place suffisante dans le contentieux.
Cette notion propose, à mon sens, une échapatoire intelligente à l'alternative étouffante posée classiquement, qui ne veut voir du monde et des êtres qu'il abrite que de libres sujets, ou de passifs objets, les premiers, autonomes et responsables, libres de se saisir des seconds, voués à ne leur être qu'utiles ou agréables.
(1) Qui, rappelons-le, ne s'étend pas équitablement sur l'ensemble du règne animal.
(2) Notamment JP Marguenaud, la personnalité juridique de l'animal, D. 1998.205.
(3) Rémy Libchaber, Perspectives sur la situation juridique de l'animal, RTDCiv. 2001 p. 139
(4) Rémy Libchaber, op. cit. p.140
(5) Gérard Farjat, Entre les personnes et les choses, les centres d'intérêts, RTDCiv. 2002, p. 221
Merveilleuse Fantômette ! Vous vous emparez d'un sujet et tel un peigne d'écaille vous le démêlez.
Je suis d'accord avec vous pour renoncer à la piste du droit civil.
La question des droits fondamentaux est celle que soulève Lévi-Strauss dans ses "réflexions sur la liberté" posant comme principe que le premier droit est celui d'exister - les droits de l'homme s'arrêtant, dit-il, là où leur exercice met en péril l'existence d'autres espèces.
J'avoue moins bien comprendre la question des "points d'imputation du droit", terminologie que je ne maîtrise pas. Je vois bien l'intérêt de cette troisième voie, mais je ne comprends pas, concrètement, à quoi elle correspond.
1) Pourriez-vous vous étendre un peu sur le sujet des centres d'intérêt (je vous laisse le choix du pyjama) ?
2) L'autre question est: cette troisième voie exclut-elle l'approche par le droit fondamentale?
3) Comment la dignité est-elle juridiquement qualifiée? (franchement, ce mot me fait toujours rire)
4) je n'ai pas bien compris la manière dont on distingue entreprise et société pour accorder la personnalité juridique à l'une et pas à l'autre. Du coup, celle qui n'a pas de personnalité juridique est quoi?
Rédigé par : Anthropopotame | mercredi 08 avr 2009 à 16:03
Cher Anthropopotame, vos questions sont excellentes, et je vais y répondre de mon mieux, mais dans le désordre - et en plusieurs fois, je pense.
A propos de votre dernière question.
En fait, l'entreprise est un concept plus économique que juridique. Elle peut être définie comme "une unité économique qui implique la mise en œuvre de moyens humains et matériels de production ou de distribution de richesses reposant sur une organisation préétablie" (définition du lexique Dalloz).
D'une certaine façon, l'entreprise, c'est le projet collectif - on y fait entrer ainsi les actionnaires et les salariés - la société, c'est la structure juridique. Les salariés font partie de l'entreprise. Ils ne font pas partie de la société (à laquelle ils sont rattachés contractuellement, tout de même, par l'existence de leur contrat de travail).
Le droit n'accorde qu'aux sociétés la personnalité juridique.
Mais pour autant, il n'oublie pas totalement l'entreprise, qui est un "point d'imputation du Droit", c'est-à-dire une zone où vient s'accumuler du Droit, mais par petites touches impressionnistes, sans grande vision d'ensemble.
Vous demandez sur le fondement de quel critère la personnalité juridique a été attribuée à l'une et pas à l'autre. Mais cela ne s'est pas passé du tout comme ça. Ce serait un peu difficile de retracer l'histoire de la personnalité morale (hérité d'une très vieille idée juridique qui est celle dite du "double corps du Roi"), mais je vais vous en dire un mot.
Figurez-vous que l'Université y joue un rôle, étant l'une des premières institutions à propos de laquelle on a commencé à dire qu'elle n'était pas uniquement définie par la somme des individus qui la composent, mais également comme "un corps" en soi (ou le rassemblement de plusieurs corps distincts). On parle alors de cette thèse comme d'une fiction juridique.
La personne morale a une existence réelle : elle a un nom, un patrimoine, des intérêts, des droits et des obligations - mais elle est par nature une fiction.
Autrement dit, on fait comme si.
On fait comme si une Université - écrivait Bartole, au 14ème siècle était "comme une seule personne différente des universitaires qui en font partie".
Le premier de ses attributs était d'ailleurs sa permanence (raison pour laquelle on rattache sa naissance au concept du double corps du roi, qui permettait de conserver une "permanence" du pouvoir royal évitant les périodes de vacance).
Bartole, toujours, écrivait à ce titre : "lorsque tous les membres d'un peuple meurent et que d'autres les remplacent, le peuple demeure le même... et ainsi, une association est quelque chose de différent des personnes qui la composent, selon la fiction du Droit".
Donc, voyez-vous, personne n'a décidé un beau jour, à proprement parler, d'attribuer la personnalité juridique aux sociétés plutôt qu'aux entreprises. Petit à petit, la fiction juridique d'une personnalité morale a fait son chemin et à trouver à s'appliquer à des situations concrètes dans laquelle son existence servait un intérêt.
L'histoire de ce concept s'est essentiellement structuré autour d'un débat qui est le suivant : la personne morale est-elle ou non une fiction ?
Et la raison pour laquelle on a eu largement tendance à répondre par l'affirmative tenait précisément à ce que l'on mettait derrière l'idée de personne et derrière l'idée de droits. Beaucoup d'auteurs classiques font tenir le concept même de droit sur l'idée de la volonté libre et autonome du sujet de droit. Seul l'individu capable de vouloir est doté de droits et d'obligations. La personnalité juridique, selon cette conception, coïncide parfaitement avec la personne physique, et il ne peut en aller autrement. Le concept même de personnalité juridique d'un groupement de personnes est un concept fictif, destiné qu'à ne servir un intérêt purement fonctionnel.
Mais vous comprenez alors que petit à petit est arrivée l'idée que la personnalité juridique peut être attribuée à un groupement dès lors qu'il dispose d'un intérêt ou une volonté propre.
Dès lors que nous nous trouvons face à un groupe de personnes aux intérêts antagonistes (ex : les salariés et les gérants d'une boite quelconque), la personnalité morale ne peut plus trouver à s'exercer.
Une personne, fut-elle morale, ne peut pas parler par plusieurs voix, discordantes qui plus est.
Nous en revenons donc ici à la notion de centre d'intérêts, qui permet de décrire la situation d'une entité juridique qui ne pourra pas se voir attribuer une personnalité juridique, car on ne parviendra pas, ou pas facilement, à lui attribuer une volonté ou un intérêt univoque.
Rédigé par : Fantômette | mercredi 08 avr 2009 à 22:19
La réponse à votre troisième question sera brève : le droit ne propose pas de définition juridique à la notion de dignité.
La notion est toutefois un concept opérationnel en jurisprudence, et pour cause, la notion étant posée comme principe dans un certain nombre de textes. Le juge, sous peine de se rendre coupable de déni de justice (ce qui lui est interdit), doit donc - sans le support d'une définition - choisir ou non de faire application de cette notion dans ses jugements ou arrêts.
Il nous serait donc loisible de tenter d'extraire cette définition d'une analyse de la jurisprudence quotidiennement rendue par nos cours et tribunaux. Mais autant dire que cela pourrait faire l'objet d'une thèse, dans laquelle je ne risque pas de me lancer ce soir.
Le concept de "dignité" est donc un concept un peu fourre-tout, il faut bien le reconnaître. S'il figure au titre des libertés et droits fondamentaux dans bon nombre de systèmes juridiques (dont la France, naturellement), il est utilisé dans des cas de figures et des disciplines juridiques variées (un auteur a même pu utiliser l'expression au sujet de cette notion de "bonne à tout faire" des cours constitutionnelles).
Ainsi opère t-il en matière de droit à l'image, puisque c'est pour atteinte à la dignité d'une personne que la justice pourra (par exemple) faire interdire la publication de telle ou telle photo.
L'infraction d'hébergement dans des conditions contraires à la dignité a été créé, il n'y a pas si longtemps que cela, en 1998.
En droit de la santé, la dignité du malade fait son chemin, du moins en Droit. En bioéthique, naturellement, ainsi que je m'en suis fait l'écho dans ma note.
Dans les rapports de travail, également, cette idée a fondé toute une partie de notre législation (le droit du licenciement s'est beaucoup construit sur cette idée, du moins initialement, dès 1973).
En réalité, il semble, à observer ces différents exemples du concept saisi par la pratique, que ce principe se voit souvent affirmé (ou ré-affirmé plus exactement) dès lors que l'on se situe dans un contexte social imposant une asymétrie dans les rapports humains : le malade et les médecins, les plus pauvres et leurs bailleurs, les salariés et leurs employeurs, etc.
Le Droit peut avoir son importance dans ces circonstances, car il est là précisément pour dire que tout n'est pas permis, qu'il y a une limite juridique au pouvoir de celui qui domine - et que cette limite se trouve dans la dignité de celui sur qui son pouvoir trouve à s'exercer.
Un petit mot d'étymologie, une rapide recherche dans mes ressources juridiques m'ayant permis de trouver cette information. La racine est est une racine trilittère indo-européenne *dek, qui a donné *deknos, lui-même donnant en latin le verbe decet, originellement impersonnel, avec le sens général de "il convient". Ce verbe a donne deux substantifs : "decus", qui désigne la bienséance, décence, dignité ; et "decor", qui désigne la beauté physique s'accompagnant de la beauté morale. Il a évidemment donné naissance à l'adjectif "dignus", "qui convient à, "digne de" étant ici précisé qu'il n'y a pas là une idée nécessairement positive de la dignité : on peut être digne d'éloge, comme digne d'opprobre - de la même manière qu'en français.
Finalement, l'étymologie du mot nous renvoie à une idée d'équivalence, d'équilibre - et il n'apparaît pas illogique d'inscrire dès lors cette notion dans la perspective d'un ré-équilibrage des relations que le hasard ou le droit ont rendu asymétriques.
Rédigé par : Fantômette | lundi 13 avr 2009 à 21:52
C'est un mot étrange, car on perçoit spontanément ce qu'il veut dire mais on voit mal pourquoi il serait réservé aux humains. Les éléphants en tutu auraient certainement quelque chose à dire sur le sujet.
Mais on veut à tout prix essentialiser la dignité, l'étendre par exemple au traitement des embryons surnuméraires dans les fécondations artificielles. Il faudrait que nous écrivions là dessus une note à deux mains, en tout bien tout honneur, qu'en pensez-vous?
Rédigé par : Anthropopotame | lundi 13 avr 2009 à 22:45
Bien sûr, cher ami, pourquoi pas !
Rédigé par : Fantômette | mardi 14 avr 2009 à 08:51
Bonjour,
Je me permets de rebondir sur cette ancienne (et passionnante) note que je découvre grâce à Twitter, pour un court complément sur la notion de dignité humaine.
Son utilisation est intéressante également en droit public, puisqu'elle est considérée comme une composante de l'ordre public (qui comprend plus classiquement la sécurité, la salubrité et la tranquillité publique) et justifie à ce titre des mesures de police administrative.
Par ailleurs, et ce n'était pas évident, elle existe indépendamment du consentement de l'intéressé aux actes qui y porteraient atteinte. C'est le double apport d'un arrêt de 1995 du Conseil d'Etat, dans l'affaire "des lancers de nain" célèbre parmi les étudiants en droit.
A l'occasion de cet arrêt, le commissaire du gouvernement (selon sa dénomination de l'époque) avait néanmoins invité le CE à un usage restrictif de cette notion. Et ce fut le cas, puisque les censures sur ce fondement sont rares depuis quinze ans (cf notamment Marguerite Canedo-Paris, La dignité humaine en tant que composante de l’ordre public : l’inattendu retour en droit administratif français d’un concept controversé, RFDA 2008)
J'en profite pour vous remercier de cet excellent blog, et pour remercier Fantômette de démultiplier sa plume et sa clarté d'analyse.
Rédigé par : CoralieFebvre | mardi 22 mai 2012 à 10:40
Hello Coralie ! Enchantée de vous croiser sur cet (excellent) blog.
Et un amical bonsoir à Anthropopotame, bien sûr.
Vos remarques sont très justes.
Le concept de dignité est à la fois flou et fondateur; pierre d'angle et concept éthéré.
Il est à la frontière du Droit et de la Philosophie, ce qui rend son maniement par les juristes toujours un peu périlleux, tentés qu'ils sont (à commencer par les Juges) de ne l'utiliser que pour parvenir au résultat judiciaire que leur sens de l'équité leur commande de rendre.
Indispensable et insaisissable, voilà l'idée...
Regardez, par exemple, les débats qui ont eu lieu sur la loi contre les burqa. Chaque camp brandissait cet étendard à son gré...
je crois que c'est notamment pour être parfaitement conscient de "la limite de cet illimité" du mot, que le CE en fait un usage mesuré.
Quand on a dit "dignité", on a tout et rien dit, en réalité. Il reste encore à raisonner.
Mais bien entendu, en vous disant cela, je porte ma toque d'avocat.
Comme tout un chacun, je me fais une idée de ce qu'il signifie, de ce qu'il recouvre.
Personnellement, adepte fervente de l'art du "pas de côté", à mon habitude, je louvoie et entend, lorsque l'on me dit "dignité" cet autre mot qui en dérive, et qui est le mot "indignation".
(Vocable dans l'air du temps, par ailleurs, par l'entremise de l'apparition d'un certain nombre d'indignés de-ci de-là, indignés de toute sorte, d'ailleurs, et par toutes sortes de choses).
Bref. Vous connaissez sûrement cette phrase qui dit qu'on reconnait le bonheur au bruit qu'il fait quand il part. J'ai un peu la même approche pour ce qui est de la dignité: on n'en perçoit le sens exact et les dimensions que lorsqu'elle est ôtée, à nous ou tout autre avec lequel nous sympathisons.
Le bruit qu'elle fait quand elle part (ou plutôt, peut-être, quand elle est chassée), c'est l'indignation.
Voilà ;) Mon petit bricolage sur le concept.
Rédigé par : Fantômette | mardi 22 mai 2012 à 19:38