J'ai décidé de ne plus parler de la grève à Neverland. Ce que je rapporte finit toujours par me donner une posture avantageuse (évidemment, puisque c'est moi qui raconte).
Un peu de réflexion anthropologique ne nous fera donc pas de mal.
Lors de la dernière réunion Duramaz, qui portait sur le Projet d'Implantation Extractiviste Chico Mendes, dans l'Etat d'Acre, une discussion s'est nouée autour du rôle des bovins qui n'ont pourtant pas vraiment lieu de se trouver dans une aire protégée dédiée au caoutchouc et à la noix du Brésil. Le point de vue des géographes est que le bétail correspond à du capital sur pied pour des gens qui dépendent de nombreux aléas pour survivre. S'il s'agit bien de "gado de corte" - vache à viande - de type Nelore ou Zebu, ces bovins ne sont jamais abattus pour nourrir la famille. On en tire du lait et on vend les veaux à des fazendeiros (éleveurs) soucieux d'accroître leur cheptel.
Une fois ceci confirmé par l'observation et par les questionnaires, les géographes décrètent : inutile de couper les cheveux en quatre, inutile de savoir si le colon ou l'assentado caresse les fesses de ses vaches ou leur donne des coups de bâton.
D'un point de vue anthropologique, la question du bétail ne va pas de soi. On sait que les Masaï, nomades jusque récemment, ne tirent aucun profit économique de leurs nombreux troupeaux. Ils boivent du lait et une adaptation génétique leur permet, si je ne m'abuse, de digérer le lactose à l'âge adulte. Si je ne confonds pas avec d'autres éleveurs d'Afrique subsharienne, les Masaï boivent également du sang frais directement au cou de la vache, par une estafilade qu'ils ouvrent et qui se referme rapidement. Le bétail sert d'étalon dans l'échelle du prestige social et intègre (je le suppose) un système d'échanges internes au groupe, relativement aux questions de mariage ou autre. Quels sont les liens affectifs noués entre un éleveur masaï et son troupeau, je ne dispose pas d'éléments là-dessus mais je sais qu'au Kenya, la Direction des Parcs Nationaux avait cru de bonne politique, dans les années 80, d'autoriser les Masaï à tuer un éléphant chaque fois qu'un éléphant tuait une vache. Cela en dit long sur l'intelligence des gestionnaires, mais en dit aussi assez sur la manière dont les Masaï perçoivent leurs obligations à l'égard de leurs troupeaux.
Chez les éleveurs français, étudiés par Jocelyne Porcher et Viviane Despret (Etre bête, 2007), on trouve des rapports intéressants chez ceux qui ont maintenu une vie d'éleveur, c'est-à-dire des hommes et femmes qui vivent avec et par leurs troupeaux. Une anecdote m'avait frappé: l'histoire d'un éleveur qui, pour payer les études et le studio en ville de sa fille, avait dû vendre une dizaine de Salers, déjà destinée à la boucherie. Il les a prises en photo et a suspendu la photo encadrée au-dessus du bureau de sa fille, lui disant: "Ceci, c'est pour deux raisons: la première est que tu n'oublies jamais d'où tu viens, la deuxième est que tu n'oublies pas ce que tu leur dois." Le fait d'élever des animaux destinés à la boucherie n'empêche nullement que des liens affectifs forts s'établissent, et toute sorte de "petits arrangements" et compensations intimes aux fait qu'on finit par les vendre au négociant-maquignon.
Chez les Pataxo, j'avais relevé un fait vraiment intéressant que je n'ai pas eu le loisir d'approfondir (parfois, on se rend compte qu'un détail était intéressant bien des mois plus tard, d'où l'intérêt d'avoir des doctorants sur le terrain). Je passais souvent de longs moments à discuter avec une sexagénaire nommée Sebastiana, pour le plaisir de la conversation. Je m'asseyais dans sa cuisine et je la laissais vaquer à ses occupations. Un jour, elle s'affaira toute une demie-journée à peler une avant-patte de boeuf, munie de son sabot, pour en préparer un bouillon (bouillon de mocoto). Il s'agissait donc pour elle de frotter, à l'aide d'un couteau plat, le pelage et le sabot pour en ôter toute trace de boue ou de saleté. Je l'ai prise en photo.
Un an plus tard, de retour au village, je lui montre bien évidemment les photos d'elle, parmi lesquelles celle de la patte de boeuf. Elle s'en empare, demeure pensive, et murmure "Je me souviens de la scène, mais je ne me rappelle pas qui était ce boeuf" (j'insiste: non pas "à qui" mais "qui": elle voulait dire qu'elle ne se rappelait pas son nom). Je n'y ai pas prêté attention jusqu'à ce que je soupçonne, à cause d'autres détails chez d'autres habitants du village, un rapport affectif particulier des Pataxo avec les animaux qu'ils élèvent, rapport qui ne nous mènerait pas forcément loin mais qui peut intégrer une réflexion plus générale sur la question.
En Rondônia, en juillet 2008, j'ai eu affaire d'un côté à de petits paysans possédant une dizaine de tête de bétail, et de l'autre à des éleveurs en masse, possédant plusieurs milliers de bêtes. Voici par exemple une photo d'Abilio, paysan très engagé dans la lutte pour la terre, avec son buffle, et pour comparaison, avec un pied de teck qu'il a planté:
En parallèle, voici quelques photos du fazendeiro Antonio :
On se rend vite compte qu'Abilio est un "charnel", et Antonio un homme d'affaires.
Donc, pour en revenir au séminaire Duramaz, j'attirais l'attention sur le fait que la doctorante qui présentait son travail pourrait approfondir cette histoire de "capital sur pied" et s'interroger sur les fonctions jouées par le nombre de tête chez ces "agro-extractivistes" supposés ne pas élever de bovins. Quels étaient leurs modèles? Quel rapport avec leurs bêtes? Etc. Cela pour éventuellement poser une corrélation entre le rôle des bovins et la relation nouée avec eux et la surface déboisée en pâturage, la transmission du patrimoine... et autres questions qui, je rassure le lecteur, ont leur pertinence.
Martine, évidemment, en géographe cartésienne, pousse des soupirs "ah lala mais qu'est-ce que tu vas chercher!" J'observe alors qu'on peut dire qu'une voiture "sert à se déplacer" et qu'il n'y a donc pas lieu de s'interroger sur le pourquoi d'une Ferrari plutôt qu'une Renault. Bref, nous jouons la scène de l'incompréhension mutuelle entre la géographie tendance "science dure" et l'anthropologie tendance "voyez comme je suis sensible". Ces scènes sont amusantes et nous finissons toujours par nous accorder sur un moyen terme. Je concède à Martine qu'il est inutile de bloquer 50% du montant de l'ANR pour savoir si les colons du coin caressent ou non leurs vaches, et elle concède qu'en effet les doctorants pourraient se poser des questions à ce sujet.
Voilà, cher lecteur, aucune conclusion, juste un exposé de la manière dont on négocie ce que l'on prend en compte ou non, le temps qu'on y consacre en discussion, et la manière dont les données s'imposent à vous parfois de forme fragmentaire, avec peu d'évidences. Il dépend alors de soi de s'y consacrer ou non, de décider que cela vaut la peine d'investigations, ou s'il vaut mieux passer là-dessus pour s'intéresser à des choses plus urgentes.
Bonsoir anthropopotame,
Au-delà de la différence que vous relevez entre un fazendeiro comme Antonio et un éleveur comme Abilio dans le rapport qu'ils peuvent entretenir avec leurs bêtes ( un "capital sur pattes" pour le premier, des individus à qui l'on attribue un nom, pour le second), comment un fazendeiro se présente t-il lui-même, ou présente t-il son métier ?
Se présente t-il plutôt comme un simple businessman, qui vend des bœufs comme il pourrait vendre des roues de voitures ?
Ou développe t-il une certaine "mythologie" autour de son métier (j'utilise ce terme sans savoir s'il est bien adapté ici, mais je pense que vous comprenez ce que je veux dire) : le rapport à la terre, aux bêtes, à la nature, à la vie d'éleveurs, etc... quitte évidemment à développer un discours paradoxal par rapport à sa pratique.
Rédigé par : Fantômette | dimanche 24 mai 2009 à 18:44
Bonsoir Fantômette,
Eclaircissons les choses: Abilio est un petit agriculteur qui a une dizaine de buffles (cas des extractivistes amazoniens décrits par la doctorante au séminaire, puisque ces extractivistes sont censés vivre de la "forêt sur pied" - caoutchouc, noix du Brésil, etc.).
Antonio, lui, s'affirme comme un entrepreneur, un "colon", c'est à dire un de ces pionniers qui forgent les légendes brésiliennes. Il affirme haut et fort que s'il faut passer au soja, il passera au soja. Donc, oui, un "businessman" comme vous dites, alors que l'autre, Abilio, a fait partie des "sans-terre" pendant des années, a lutté pour avoir son lopin, veut y être enterré, etc. La terre "représente" quelque chose pour lui qui n'est pas d'ordre financier - même si je n'irai pas jusqu'à parler de "mythe".
Tous ces gens qui occupent l'Amazonie ont un impact écologique fort, à proportion de leurs moyens. Simplement, on ne peut pas les aborder de la même manière, ils ne sont pas sensibles aux mêmes sirènes.
Rédigé par : Anthropopotame | dimanche 24 mai 2009 à 18:55
D'où vient l'appellation les "sans-terre" ? De qui s'agissait-il ? Qui a inventé de définir une catégorie de population autour de l'idée qu'ils étaient "sans-terre" ?
Rédigé par : Fantômette | dimanche 24 mai 2009 à 19:34
Le MST (movimento dos sem terra) est un syndicat paysan qui s'est créé à la fin des années 70 pour accélérer le mouvement de réforme agraire au Brésil. C'est devenu une gigantesque machine avec des branches locales qui ont chacune des logiques propres. Le photographe Sebastião Salgado a immortalisé leurs campements en bord de route. http://www.iar.unicamp.br/eventos/sebastiao-salgado.html
L'association "Droit au logement" s'inspire de leurs actions.
Vous m'avez manqué Fantômette.
Rédigé par : Anthropopotame | dimanche 24 mai 2009 à 19:37
J'imagine que des gens qui se sont eux-mêmes définis comme des "sans-terre" - ou du moins à qui le MST a proposé de se définir ainsi - tiennent particulièrement à conserver celles qu'ils ont pu finir par acquérir. Je comprends l'attachement physique - "l'enracinement" - qui doit en résulter.
Mais s'agissait-il de personnes qui avaient eu des terres, et en avaient été expulsées, ou bien de personnes qui n'en avaient jamais eues ?
(C'est gentil ce que vous me dites-là. J'étais un peu chez Eolas. Mais surtout au tribunal, en fait, grosse audience correctionnelle vendredi dernier. Et la préparation qui va avec.)
Rédigé par : Fantômette | dimanche 24 mai 2009 à 20:13
On trouve de tout dans le MST. Essentiellement des ouvriers agricoles qui n'ont plus de perspectives, ou des gens déjà établis dont la famille s'est agrandie et qui doivent tenter leur chance ailleurs, et puis des gens qui n'ont jamais travaillé la terre et voient là une occasion d'acquérir un capital en obtenant un lopin et en le revendant... Et puis toute la cohorte de "caboclos", cette population rurale qui occupe des bras de rivière, des bouts de terrain, et que se trouvent un jour expulsés parce qu'ils n'ont pas de titre de propriété.
(J'ai été horriblement méchant ces jours-ci. J'ai supprimé toutes les notes et tous les commentaires qui le trahissaient. Comment peut-on être si stupide ??!!!??)
Rédigé par : Anthropopotame | dimanche 24 mai 2009 à 20:22
Hum. Je ne connais pas grand chose à l'économie brésilienne : est-elle vraiment si ancrée dans l'agriculture pour qu'elle soit la porte de sortie la plus évidente de la précarité ?
("Comment peut-on être si stupide ?", demandez-vous. Hé hé. :-)
En fait, je me souviens parfaitement vous avoir déjà démontré qu'il était inévitable que les universitaires soient bardés de diplômes et stupides).
Rédigé par : Fantômette | dimanche 24 mai 2009 à 20:42
L'économie brésilienne est plus ou moins ancrée dans l'agriculture (fort lobby de l'agrobusiness). Mais jusque récemment, la terre était le seul point de référence pour les populations pauvres et non scolarisées. Cela évolue doucement.
(Hoho, pas d'accord. Vous l'aviez "affirmé", ce qui est différent de "démontrer" ;-) - je l'ai démontré tout seul, comme un grand)
Rédigé par : Anthropopotame | dimanche 24 mai 2009 à 20:48
Tout de même, je me demande ce qu'il se serait passé si ce mouvement syndical avait fait différemment, s'il avait baptisé les "sans-terre", les "sans-pain", ou les "sans-voix". Je me demande ce que cela aurait changé.
Rédigé par : Fantômette | lundi 25 mai 2009 à 21:13
Vous oubliez les "sans-culottes". Le terme est porteur, bien que déjà pris.
Rédigé par : anthropopotame | mardi 26 mai 2009 à 08:12
Sur le Kenya, les Massaï, leurs troupeaux et les éléphants, il y a un livre intéressant à lire, celui de David Western, ex directeur du Kenya Wildlife Service :
http://www.islandpress.com/bookstore/details.php?prod_id=598
Un papier de lui à été traduit en français par mon directeur de labo, D. Boullier :
http://cosmopolitiques.phpnet.org/spip.php?article37
Rédigé par : anthropiques | mardi 26 mai 2009 à 08:31
Merci pour ces références. Vous avez constaté, donc, que mes connaissances des Massaï étaient un peu lacunaires :)
MàJ: je viens de lire l'article que vous m'avez signalé. J'ai lu les ouvrages de Poole et Moss qui portent également sur Amboseli. Je ne connais pas la situation actuelle (leurs ouvrages remontent aux années 80, réactualisés en 90. Mais elles sont plutôt sombres sur l'avenir de la réserve. Et ce qui se passe dans l'immense Serengeti où le nombre girafes a chuté de 95%, les gnous de 50%, à cause de l'augmentation de la taille des troupeaux de bovins, est inquiétant.
Nous retombons toujours dans le paradoxe suivant: les politiques environnementales voient une solution en le maintien d'activités traditionnelles, "support" voire "producteur" de biodiversité. Or ces activités ne tiennent que par l'imposition d'un mode de vie "traditionnel" immuable. Mais les Massaïs sont des humains: ils veulent aussi monter en puissance, en termes de pouvoir d'achat, de qualité de vie. Tout naturellement ils investissent davantage dans l'élevage, etc, et les équilibres se rompent.
Pour moi il faut un support législatif strict, et une contractualisation des communautés concernées. Le blanc-seing paternaliste, valorisant les "savoirs ancestraux", la "sagesse des peuples traditionnels", est un avatar du discours colonial, qui fut toujours bien pensant. (voilà que je m'exprime comme Julien Coupat!)
Rédigé par : Anthropopotame | mardi 26 mai 2009 à 18:40
Je n'ai pas l'habitude de laisser des commentaires sur des blogs mais cette fois-ci, ça me démange.
Je suis née en pleine campagne. Mes parents étaient agriculteurs et j'ai vécu au rythme des saisons, entourée d'animaux et de verdure. Mon père ressemblait à cet homme, Abílio, et tous les jours, il avait un commentaire sur une vache, un cochon, un champ. Chacun avait sa place, son nom, son histoire. Mon père les aimaient, les détestaient, en riait, en pleurait, les caressait ou les frappait. Q'importe, ils faisaient partie de notre quotidien et on en parlait comme on parlait des voisins, de ces gens qui nous gouvernaient, des vedettes télévisées...
Il y a quelques années, à la frontière suisse, près de Pontarlier, alors que je dégustais un morceau de comté, j'écoutais 2 éleveurs suisses. "Elle était bien belle, rousse et frisée, c'était la meilleure. Jamais revu une pareille!" Cet homme parlait de sa vache.
Actuellement j'habite près de Montijo, au Portugal et chaque fois que je prends l'autoroute en rentrant de Lisbonne, il y a cet élevage de vaches à droite, les unes sur les autres. J'ai même l'impression qu'elles ne bougent plus. Ça me donne envie de vomir. Alors je tourne la tête et je pense à mon père et à ses cochons, à ces deux éleveurs suisses et à leurs vaches.
Je reviens d'un voyage en Inde où j'ai compris, je crois, ce qu'était "l'interdépendance".
Et c'est ici que je reviens à nos bovins.Je pense que le rapport que nous entretenons avec la nature dépend de notre acceptation ou non de l'interdépendance.
Le fazendeiro António a perdu cette notion. Il n'est plus un élément dans un tout. Il est le maître de ses possessions. Il a l'impression d'avoir un pouvoir sur ce qu'il possède, d'être indépendant, maître de son destin. C'est ce qui lui confère cette arrogance vis-à-vis du reste du monde. L'illusion d'un ego. Abílio, lui vit dans un tout et n'a d'existence possible que dans ce tout. C'est ce qui le rend humble et respectueux.
Malgré tous nos discours sur l'environnement, je pense qu'on reste dans le registre de l'arrogance parce qu'on a perdu cette notion, pourtant si élémentaire, d'interdépendance.
Rédigé par : Guga | jeudi 28 mai 2009 à 10:37
Merci beaucoup pour ce commentaire très éclairant, Guga. L'interdépendance dont vous parlez ressemble fort à la "symbiogenèse" dont parle la philosophe Donna Haraway.
Je comprends parfaitement ce que vous décrivez: les vaches de votre père faisaient partie du cercle de relations, il entretenait avec elles des "relations sociales" - c'est une notion que l'anthropologue Viveiros de Castro développe longuement mais en la réservant aux peuples amazoniens dits "perspectivistes".
Cela dit, je ne pense pas qu'il faille forcément poser les Abilio du monde comme un idéal à atteindre. Par exemple, Abilio vénérait ses buffles mais ses porcs vivaient dans des conditions effroyables. De même, les Inuits vouent un profond respect aux esprits maîtres des phoques ce qui ne les empêche pas de torturer les phoques quand ils en capturent un.
Mon objectif ici est plutôt de penser la manière dont, selon les populations concernées, des politiques publiques de restauration de la biodiversité peuvent être couronnées de succès.
Abilio, sensible à la nature et aux bêtes, acquiescera probablement à un programme participatif où les paysans du coin s'accorderaient pour recréer des couloirs de circulation pour la faune sauvage.
Le fazendeiro Antonio, serait quant à lui vraisemblablement disposé à laisser en friche une partie de sa propriété pouvu que l'on pose l'argent sur sa table.
Rédigé par : Anthropopotame | jeudi 28 mai 2009 à 10:52