J'ai eu connaissance de deux rapports préliminaires sur trois pour la soutenance de l'HDR. J'attends de prendre connaissance du troisième, mais c'était le premier qui suscitait en moi la plus grande inquiétude, celui d'un directeur d'études qui ne me connaissait que de vue et dont je doutais qu'il partageât mes idées.
Au moment de l'écriture de ma synthèse, entre août et octobre, j'étais dans un état d'exaltation mesurée (si l'on peut dire) en ce sens que mon directeur de recherches bien-aimé m'avait encouragé à prendre un risque. J'objectais que, vu ce que je m'apprêtais à écrire, le risque était tout de même un peu gros, comme un éléphant dans un labo d'anthropologie (ma synthèse porte effectivement sur cela).
Le lecteur se souviendra peut-être, et particulièrement la conciliante Fantômette, que je dérivais régulièrement vers l'écriture pamphlétaire. Bref !
Le premier rapport est très élogieux, et le deuxième est très très élogieux. A lire ce dernier, il semblerait que j'ai résolu toutes les questions conceptuelles de la discipline anthropologique, en plus de concilier toutes les approches disciplinaires et de proposer des solutions aptes à sauver la Terre plus deux ou trois autres planètes. (1)
Or je suis tellement habitué à être mal (ou pas) lu et mal (ou in-) compris que je ne sais jamais quelle attitude adopter devant un compliment. Soit je me rengorge et je pavane, soit je conteste, j'accuse mon interlocuteur d'aveuglement et d'exagération, etc. Je ne sais pas les prendre simplement en disant "merci".
Cela dérive d'une longue suite de réglages hasardeux visant à faire fonctionner la délicate machine de mon orgueil, outré quand j'étais jeune, un peu étiolé aujourd'hui.
Avant de soutenir mon doctorat, en 1997, je me prenais pour un génie. Tout simplement. Et cela d'autant plus facilement que je gardais cette certitude pour moi-même, sans chercher à la colleter au monde extérieur, sinon par une attitude suffisante qui hérissait les gens.
Ma soutenance de doctorat constitua donc un point charnière de ma vie.
J'avais vingt-huit ans, en pleine crise conjugale (classique), j'avais bouclé ma thèse en sept mois, y avais collé trois pages et demie de biblio, et vogue le navire ! Durant les deux années où je n'avais rien fait - sauf du théâtre-, mon directeur de thèse de l'époque m'assenait, à chacune de nos rencontres, "Je vous fais confiance". Au moment de la rédaction, alors que je lui soumettais des passages, il me les rendait intacts en m'assurant: "je vous fais confiance".
La soutenance arrive, donc, et mon directeur de thèse, qui ouvre les débats, fait une intervention très brève dont je me rappelle encore les grandes lignes :
"Avant toute chose je dois vous dire que je n'ai pas lu votre thèse".
Et de décliner les lourdes charges qui pèsent sur lui, professeur en Sorbonne, directeur d'institut, encadrant des centaines de thésards. Point final, pas un mot sur la thèse. Dire cela et lâcher les chiens revient au même : c'était donner carte blanche aux membres du jury pour me déchiqueter.
Ce qui ne manqua pas de se produire. Je garde de tout cela un souvenir étrange. Tandis que l'un me cassait sans me laisser répondre, une amie derrière moi se mettait à pleurer. Après une heure de ce régime, je songeais à quitter la salle. Je levais ostensiblement les yeux au ciel et j'avais jeté mon stylo ; je pianotais la table. Une professeure qui assistait à l'audience vint me trouver durant la pause: "Anthropopotame, faites au moins semblant de prendre des notes". Ambiance exécrable.
Le résultat final fut un rapport médiocre (qui m'a suivi tout au long de ma carrière) où mon directeur écrivait que j'avais fait preuve "de talent et de puissance" - savoureux quand on sait qu'il n'avait rien lu -, un autre que j'avais "sacrifié" (ce qui n'était pas faux) la bibliographie italienne sur le sujet, une autre se limitant peu ou prou à dire que ma thèse comptait 400 pages accompagnées d'un tableau chronologique et d'un résumé - et qu'elle contribuait aux études sur Machin chouette... (Je crois qu'un jour je traiterai séparément du dernier membre du jury, dont la personne même (2) a énormément aidé à me faire prendre conscience de ce que je risquais de devenir - une outre pleine de vent).
Moralité : "Très honorable avec les félicitations du jury", ce qui en Lettres équivaut à un "passable", puisque manquait "l'unanimité". Eh oui, les distinctions académiques sont subtiles (3).
Après une méga dépression ayant duré trois ans, où je testai successivement le Zoloft, le Deroxat,la psychanalyse, l'hypnose, l'acupuncture et le chamanisme, je me suis converti à l'anthropologie et au tango, ai décidé de renoncer à l'écriture, d'apprendre l'humilité, en recommençant, à trente ans, une carrière d'élève appliqué, posant des questions stupides en séminaire à des gens plus jeunes que moi, marchant sur les pieds des danseuses élégantes, me présentant donc comme une feuille blanche ou un homme sans passé.
Il se trouve que l'anthropologie fut pour moi un bon choix, l'attitude de l'anthropologue étant celle de l'écoute, davantage propre à l'humilité ; et mes collègues, ainsi que je le découvris, avaient l'habitude de lire ce que les uns et les autres écrivaient, et de construire un savoir argumenté. Dans le domaine des Lettres, en effet, il n'est pas question pour un spécialiste de Proust de lire un spécialiste de Balzac, et les appareils conceptuels étant réduits, il ne tire guère profit de la lecture d'un autre proustien. Le prestige dont jouit tel ou tel repose ainsi sur la réputation plutôt que le travail, la réputation dépendant du poste que vous avez fini par atteindre, du directeur qui vous y a placé, le fait de sortir de Normale valant viatique et certificat de brillance à vie, quelles que soient les âneries que vous aurez pontifiées.
Depuis ce jour de 1997, je n'accordais plus vraiment foi aux critiques ou aux compliments, dans la molle certitude que de toute façon on ne m'avait pas lu. Et voilà qu'après huit ans de travail pour atteindre à un certain seuil de crédibilité, voilà que soudain on me dit que je suis crédible. Comme Cyrano je m'offusque et m'écrie : "C'est trop, j'étouffe, cela est si nouveau pour moi..."
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(1) Sans vouloir me porter à moi-même préjudice, il semble que le malentendu réside dans le fait que mon évaluateur surestime le degré d'approfondissement de mes propositions. J'ai la capacité, tant par mon attitude corporelle, la pertinence de mes questions et la maîtrise de mon style, de donner le sentiment que je domine un sujet. C'est un atout de la suffisance que de parfois se suffire.
(2) La praxis scientifique de cet homme semblait se résumer à faire onduler ses boucles de cheveux, cela en proclamant "C'est mon côté Yourcenar", activité qu'il poursuivit brillamment tout au long de sa carrière. Cet illustre professeur tirait gloire du fait qu'il avait franchi le pas de l'Espagnol à la Littérature Comparée, qu'un abîme probablement séparait. On comprendra pourquoi j'insiste souvent sur l'élégance de mon petit pull violet.
(3) Dans le régime de doctorat en Lettres, on est passé d'une évaluation en trois échelons - suffisant, bien, honorable - à un autre système en trois échelons - passable, honorable, très honorable - à un troisième système en trois échelons: très honorable = nul à chier, très honorable avec félicitations = on n'a pas pu faire autrement que le lui accorder, très honorable avec félicitations à l'unanimité = directeur de thèse puissant ayant laissé des consignes. On atteint je crois la limite des déclinaisons possibles...
Dites, très cher ami, on vous a déjà dit que vous écrivez magnifiquement (traduction, pour les non-lettrés "on y est!")?... oui, oui... Mais assez pour un livre, on vous l'a dit?...
Songez y, cher ami, entre deux explorations amazoniennes, entre deux pas, ou deux danseuses, devant tel ou tel rapport d'HDR, songez y. Il se trouve (ici!, ou peut-être ici!) une place vacante, dans mes bibliothèques, pour vous, et votre parole...
Et oui, le renouvellement, tout est là. Inlassablement, sans doute. Exercices douloureux pour beaucoup, mais ceux-là iront peu, et mal...
Amitié (désolé, je vous lis souvent, très négligemment, pour cette parole, pour votre façon...)
Rédigé par : lataupe | vendredi 15 mai 2009 à 19:53
incroyable le monde qui sépare les thèses de sciences "dures" de celles de sciences humaines!
Tout d'abord, un directeur de thèse n'a qu'un doctorant à la fois (les textes autorisent 1,5 mais le demi-doctorant ne court pas les rues...). Il voit son thésard tous les jours (moi) ou toutes les semaines (les big boss), de toutes façons régulièrement puisque tout ce monde partage l'espace commun du laboratoire. Il conseille pour le plan de thèse, il aide à la constitution du jury, il corrige la thèse. Bon, ce dernier point est à pondérer. Mon directeur de thèse avait ceci de commun avec le tien en ce qu'il n'a pas voulu lire ma thèse (mais il me l'a dit avant). Motif, c'était mon travail et ma réflexion, il ne voulait pas y mettre sa griffe. Je l'ai très mal vécu à l'époque. Depuis, je me dis qu'il avait sacrément confiance en moi (la thérapie aide à positiver !!!). Je n'applique pas ce traitement à mes doctorants. Je lis et je corrige, mais je les laisse libres du choix de leur plan. Je suis d'ailleurs, en toute modestie, championne de la correction: j'ai lu et corrigé la thèse du Piou (qui n'était pas mon thésard) en moins de 24 heures. Et des corrections, il y en avait ;-)
Rédigé par : Narayan | vendredi 15 mai 2009 à 22:36
Sans vouloir me vanter, Narayan, je crois que mon cas est un peu exceptionnel. Je dois être le seul doctorant dans l'histoire de l'Université dont le directeur se contente, lors de la soutenance, de dire qu'il n'a pas lu la thèse... Gage de qualité, certainement :)
Rédigé par : Anthropopotame | vendredi 15 mai 2009 à 22:45
Je m'insurge.
Soit Roberta est encore saoule, soit elle confond.
LA version de ma these que tu as corrige etait la 35676748749eme version, deja re-re-re-re-relue et re-re-re-recorrigee par plein de monde.
Bon ou alors, c'est moi qui confond... ;-)
En tout cas, ma these, elle est mortelle: "on te donne pas les feliicatation car on les donne plus, mais si on les donnait encore, tu les aurais eu...".
et pan.
Ensuite, J'ai eu "très honorable" et on m'a dit que c'etait le top. Faudrait savoir...
Rédigé par : Le Piou | lundi 18 mai 2009 à 21:51
Ami Piou, tu t'es clairement fait avoir ;-)
Rédigé par : anthropopotame | mardi 19 mai 2009 à 08:38
Vous savez qu'on vous lit si vous êtes intéressant?
Si vous ne l'êtes pas on vous dit "cher ami" à la place de la virgule.
Rédigé par : tschok | mardi 19 mai 2009 à 17:18
Mon cher Tschok, il m'a fallu plusieurs jours pour comprendre votre commentaire. Si je l'ai bien compris - je n'en suis pas sûr - sachez que je suis plutôt d'accord avec vous sur le fond.
Rédigé par : Anthropopotame | jeudi 21 mai 2009 à 16:04