(Développement d'un commentaire déposé chez Tom Roud)
Je lis le livre d'Hervé Kempf (2009), Pour sauver la planète, sortez du capitalisme! Il montre comment en trente ans - depuis les années Reagan-Thatcher - les inégalités se sont aggravées de manière structurelle, cependant que les choix monolithiques concernant le "développement" et ce en quoi il devait consister ont abouti à une décroissance proportionnelle des ressources offertes par la planète. Ce que l'on "développe" ici, observe-t-il, détruit un peu plus loin.
Une partie de son raisonnement se fonde sur les propositions de l'économiste Thorstein Veblen (Théorie de la classe de loisir, 1899), qui voit en la tendance à rivaliser un moteur du capitalisme. C'est par l'ostentation que le virus contamine l'ensemble des humains, à travers le principal instrument de la globalisation: la télévision. Dans Comment les riches détruisent la planète, son livre précédent, Hervé Kempf voulait montrer que les riches avaient un double impact sur les écosystèmes: par leur consommation propre et par l'exemple qu'ils donnent, le modèle qu'ils constituent. La rivalité et l'ostentation n'est pas le propre du capitalisme, et je renvoie le lecteur à l'analyse que fait Mauss du potlatch de l'ouest canadien: grands rituels de destruction des ressources où l'hôte enjoint ses convives de le ruiner en surconsommant, rituels dont s'inspire Veblen pour élaborer sa théorie. La rivalité que propose le capitalisme n'est pas nouvelle; ce qui est nouveau, c'est qu'elle touche l'ensemble des classes sociales et des recoins de la planète, ce en quoi Houellebecq avait raison de parler "d'extension du domaine de la lutte".
Un livre de Daniel J. Boorstin, paru en 1973, démonte le processus par lequel l'industrie américaine, au tournant du XIXe siècle, a inventé le concept de consommateur et de consommation de masse: une démocratisation par l'accès au marché. Il intitule cette phase "The Democratic Experience", celle qui consiste a produire beaucoup pour peu cher, de manière à ce que ceux-là même qui produisent aient les moyens d'acheter - de la viande, une Ford T, un pavillon en parpaing, une montre Casio, etc. Selon lui, la citoyenneté américaine se fonde sur l'adhésion à ces valeurs qui constitueront l'American way of life. De ce point de vue, il y a corrélation entre les formes modernes de la démocratie et le système de libre marché, où le contrat social se résume en "consommez, vous soutiendrez la croissance". Mais pour cela, il faut bien sûr qu'un certain nombre de conditions soient réunies (un marché du travail proportionnel au marché de consommation) et qu'un système de référence bien particulier soit mis en place. C'est une méthode d'évaluation de son propre parcours assez éloignée de la philosophie stoïcienne ("Suis-je aujourd'hui plus juste? Suis-je plus humain?") que celle qui proclame qu'il faut pouvoir s'acheter une Rolex à 50 ans.
Comme l'observe Alain Caillé dans sa préface au numéro spécial "Capital Social" de la revue du M.A.US.S. (2006), faisant allusion à un très fameux article de Robert Putnam intitulé “Bowling alone” :
“Le consensus de Washington qui a représenté jusqu’à il y a peu la doctrine centrale du FMI reposait sur la certitude que la démocratie naîtrait et se développerait nécessairement dans le sillage des succès de l’économie de marché. Il suffisait donc d’inciter tous les pays du monde insuffisamment dérégulés à renoncer à leurs protectionnismes (…) pour laisser la marchandise librement pénétrer leurs frontières. La démocratie ou la démocratisation suivrait peu après. Un des grands mérites de la notion de capital social aura été d’avoir fortement contribué à battre en brèche ce dogme en se demandant si, à l’inverse, ce n’est pas plutôt la qualité des institutions et de la vie démocratique, la force du capital social qui conditionnent la croissance économique.”
Evidemment, cela nous laisse sur notre faim, si nous ne mesurons pas exactement ce qu'est le capital social, un concept proposé par Bourdieu dans un article séminal de 1980. Le capital social est un ensemble d'éléments, parfois objectivement mesurables et parfois non, qui font tenir ensemble une société. Il ne s'agit plus seulement de liens tels que la parenté, l'alliance, mais tout ce qui traduit un investissement des individus dans la collectivité: réseau d'associations, solidarité entre générations, système d'entraide, respect du bien commun, confiance mutuelle.
Ces différents éléments ont une valeur: c'est ce qui fait la différence entre une entreprise performante mais dont les employés se suicident, et une autre qui va cahin-caha mais où les employés sont heureux de se rendre le matin. Sur le long terme, il y a de fortes chance pour que l'entreprise qui va cahin-caha se perpétue davantage, parfois en renaissant, que celle qui cartonne, qui klaxonne, et laisse les salariés dans le fossé.
Comment se fait-il que cette valeur ne s'impose pas, parmi d'autres valeurs, dans les systèmes d'évaluation? J'avais ébauché une réponse dans une note, devenue une page. C'est que nous sommes fascinés et aveuglés par la double valeur de l'argent, qui lui permet d'occuper tout l'axe des abscisses et tout l'axe des ordonnées de nos systèmes de mesure, en particulier le PIB.
L'argent possède à la fois une valeur financière et une valeur symbolique, celle-ci dérivant de celle-là.
Un exemple simple nous permet de comprendre comment nous jonglons avec ces deux ordres de valeur, qui ne se confondent pas et s'opposent même souvent.
Si je veux comparer les offres de téléphonie par ADSL, je vais comparer Orange (40 euros), SFR (30 euros) et Free (20 euros), trois offres qui garantissent peu ou prou le même service. Si je ne tiens pas compte d'éléments annexes (qualité du service d'assistance, etc.) je vais spontanément opter pour l'offre la moins chère, qui de ce fait devient pour moi la meilleure offre. Si à présent je veux comparer entre eux des joueurs de football, domaine que je maîtrise assez mal, je puis me contenter de lire leur échelle de salaire, et conclure assez facilement que le joueur le plus cher est le meilleur joueur. Cette évaluation est applicable à de nombreuses hiérarchies, aux toiles de maîtres par exemple, ou à l'art contemporain ou aux acteurs hollywoodiens. On voit ici que l'argent constitue un système pratique de classement, qui ne repose pas uniquement sur le "consentement à payer" (même si j'avais de quoi l'acheter, je ne vois pas ce que je ferais de Cristiano Ronaldo) mais sur le caractère universel de ce système d'évaluation.
Or ces deux systèmes, lorsqu'ils sont confondus l'un avec l'autre, produisent des effets aberrants et générateur de frustration sociale. C'est déjà beaucoup qu'un trader gagne des mille et des cents (pardon, des milliards et des millions), mais c'est encore plus aberrant de voir des traders, au restaurant, boire un vin à 100000 euros. Ce vin n'est pas 10000 fois meilleur qu'un vin à 10 euros. Les 100000 euros sont là pour autre chose, ils participent du système du potlatch (je dépense sans compter), avec cette différence que l'argent dépensé sera reconstitué très vite sur le dos de la société toute entière.
Le problème, donc, du système de rivalité fondé sur le prestige donné par l'argent, est qu'il bascule sans arrêt du littéral au figuré, du monétaire au symbolique - la société toute entière comprend les signes associés à des dépenses somptuaires - mais qu'en plus ce ne sont pas exactement ceux qui dépensent qui payent - un peu comme les festins seigneuriaux se faisaient sur le dos de leurs serfs-paysans. Ceux qui payent sont ceux qui perdent leur emploi, ou ceux qui sont confrontés à la déliquescence de la société de service et d'entraide. C'est ce que coûte la confusion entre capital financier et capital social, et l'investissement par l'argent du champ des valeurs symboliques, la substitution, par la référence financière, de ce que l'on nomme vulgairement éthique.
Cela en soi ne serait pas grave si d'autres valeurs pouvaient rivaliser en devenant tout aussi globales, tout aussi universelles, que celle de l'argent. Certains champs - par exemple celui de l'amour - sont relativement indemnes, dans la mesure où on ne choisit pas forcément le compagnon ou la compagne la plus riche, à qualité similaire, et l'on ne goûterait guère un film fondé sur ces prémices. Le prestige intellectuel joue également, du moins dans les milieux intellectuels. Mais quand je lis par exemple "L'élégance du hérisson", de Muriel Barbery, je vois se mettre en place un système de référence tout aussi exclusif et intolérant que celui que je décris: qu'est-ce que cela change que le mépris pour autrui soit fondé sur la connaissance d'Ozu et de Hegel plutôt que sur la valeur de son portefeuille boursier? C'est la confusion que dénonce le narrateur proustien chez le Marquis de Norpois, qui félicite quelqu'un sur le choix de ce portefeuille, "d'un goût très sûr, très délicat, très fin".
Bonjour,
D’un anthropologue nord-américaniste, quelques petites précisions sur le Potlatch :
Le contexte historique des données ethnographiques avec lesquelles Mauss a travaillé est très particulier. Durant toute la seconde moitié du XIXe siècle, le potlatch s’est transformé sous l’influence du colonisateur occidental. La pratique du rituel s’est notamment « emballée » avec l’introduction de biens manufacturés et de comptoirs commerciaux. C’est à cette époque que les notables des sociétés de la côte nord-ouest américaine se sont lancés dans une course au prestige qui finissait parfois en destruction de biens, alors que de telles pratiques ne semblaient pas avoir été la norme précédemment. Il va d’ailleurs être interdit par le gouvernement canadien qui le trouve immoral à la fin du XIXe. Mais le potlatch va survivre clandestinement puis sera de nouveau autorisé au début du XXe et, à ma connaissance, on y pratique plus de destruction.
Car, et ce fut là une des plus géniales intuition de Mauss, le Potlatch n’est pas qu’un rituel de prestige mais aussi un rituel de redistribution de biens. Organiser un potlatch, c’est mettre à contribution tout un village dans sa préparation et le prestige de celui qui a lancé un potlatch (des gens faisant parti de la « haute société ») sera aussi un peu partagé par les petites mains (les « gens du commun »). De plus, ces derniers recevront des cadeaux lors de ce même potlatch si celui-ci est organisé par quelqu’un de leur village, plus tard s’il est organisé ailleurs (un autre village), en retour d’un potlatch précédent. On reçoit donc les bénéfices du potlatch immédiatement, en prestige, pour celui ou ceux qui le donnent mais aussi plus tard, en biens, lors d’une invitation. C’est toute la réflexion (et le débat depuis) autour du Don / Contre don de Mauss.
Pour allez vite, ce que je voulait simplement introduire ici c’est que l’aspect extrême du potlatch décrit par Mauss fut circonstancié et issu d’un dérèglement du système indigène par des éléments étrangers. Bien qu’il y ai toujours eu, et encore aujourd’hui, des riches et des pauvres dans les communautés nord amérindiennes, c’est principalement les valeur collectives qui l’emportent sur les valeurs individuelles.
En gros, je vois plus de force dans le capital social du potlatch (ou je ne dépense pas sans compter puisque tout y est « socialement calculé » (le fameux fait social total si mes souvenirs sont bons)) que dans ce qui se passe par chez nous.
Si nous étions Kwakiutl ou Tlingit, la bouteille à 100000 d’euros et bien on pourrait au moins tous en boire un coup !
Amicalement,
Rédigé par : Aurelien | lundi 28 sep 2009 à 02:24
Merci de ces précisions, Aurélien. On peut envisager également que le prestige dérivé d'un potlatch retombe sur l'ensemble du groupe - un peu comme les mariages chez nous, où toute la famille investit dans la surabondance.
Quoiqu'il en soit, nous sommes d'accord je pense sur le fait que le système de références fondé sur la confusion valeur/symbole de l'argent ne fait que générer de la frustration, d'autant qu'une large partie de la population mondiale ne reconnaît que ce système. Si Aristote avait intitulé son fameux bouquin "Ethique à Jérôme Kerviel", il serait en tête des ventes aujourd'hui.
Rédigé par : anthropopotame | lundi 28 sep 2009 à 08:00