Un séminaire de recherche est à première vue, un lieu d’échange et de socialisation. Dans les faits, selon l’importance du séminaire, la notoriété de ceux qui l’animent, le fait qu’il soit couru ou non, il peut s’y jouer des renommées et des positions académiques.
J’ai participé durant quelques années au séminaire mensuel d’un laboratoire spécialisé dans l’ethnologie amérindienne, ayant des liens étroits avec des chercheurs de toute origine, spécialistes du Canada à la Terre de Feu. Le laboratoire était un pivot entre les mondes académiques et scientifiques français et étrangers, par sa politique d’accueil, fertiles en ultérieures collaborations.
Chaque mois, un chercheur – depuis le doctorant jusqu’au mandarin de renommée internationale – venait y présenter ses travaux, que l’on discutait ensuite (le séminaire durait trois heures, et était suivi d’un déjeuner).
Récemment converti à l’ethnologie, mais déjà trentenaire, ma position était incertaine : en phase d’apprentissage mais enseignant-chercheur établi, j’avais droit à des égards en tant que collègue, mais à de la condescendance en tant que néophyte. Cet entre-deux me laissait le loisir d’écouter, souvent passif, des échanges parfois de très haut niveau, entre les animateurs du séminaire et les invités. Parfois, en revanche, un jeune orateur était questionné de manière paternaliste, sans qu’on attendît de réponse, puisqu’elle allait de soi pour les chercheurs « qui ont de la bouteille ». Donnons un exemple :
Question au néophyte : « Dans le récit que tu rapportes, il est fait mention d’Indiens souterrains. Ne crois-tu pas que cela renvoie à l’existence d’un Monde du Fond, déjà bien étudié ? Sorbonnot a tout dit sur le sujet. »
Question à la sommité : « Le rapprochement que vous suggérez – sans le formuler - entre l’existence de ces Indiens souterrains et le Monde du Fond est passionnant. On sent que vous êtes réticent à adopter les thèses de Sorbonnot, et que votre position est probablement plus solide, et certainement plus élégante. »
Il faut se représenter une quinzaine de personnes, assises en rectangle, ponctuée d’augustes censeurs, les mêmes qui, en fonction de l’orateur, deviennent attentifs et complaisants, traduisant l’appartenance à une classe détentrice de prestige et de pouvoir. Or ce prestige et ce pouvoir dérivent des positions respectives des participants, et pour ce qui est de la connaissance, il s’agit aussi de celle des rouages administratifs et académiques permettant l’accès aux ressources (les financements et opportunités), aux responsabilités (la consolidation du prestige et du pouvoir) et aux promotions (le pouvoir objectif de faire et défaire des carrières).
Il y avait donc plusieurs classes au sein de ce séminaire : les chercheurs établis et leur morgue bienveillante ; ceux qui feignaient, parfois au su de tous, cette même position, ce que l’on feignait de croire ; et puis les étudiants ou les gens comme moi, ébaubis devant ces terrains magiques peuplés de créatures surnaturelles. Il fallait nous voir, doigt levé, tremblant à l’idée de poser une question qu’on jugerait stupide, et pourtant dévorés d’admiration et de curiosité, puis nous pressant au déjeuner pour mendier du regard une participation à tel programme de recherche, à telle bourse, à tel terrain muré.
Mais cet ordre n’était pas immuable : les mêmes qui cinq ans auparavant demandaient l’aumône, se muent avec le temps en chercheurs pétris de savoir – du moins pour certains. D’autres, souvent ceux qui avaient des convictions sous-jacentes (écologiques, par exemple), demeuraient à jamais des objets de condescendance, des invités obligés, dont les remarques étaient accueillies avec ironie ou consternation.
Et puis, et puis, il y avait la Caste. L’appartenance à cette caste n’était pas déterminée par l’âge, la position, ou le savoir. On sentait que certains êtres suscitaient le respect des chercheurs expérimentés, lorsqu’un jeune blanc-bec, frais émoulu de son premier terrain, se voyait poser des questions d’un air entendu, comme s’il était déjà parvenu, ou en passe de parvenir, au sommet de la carrière. Ce que j’ai compris avec le temps, et qui m’a permis de distinguer caste et classe, est que la première est héréditaire et dérive en une mâle assurance. Les membres de la caste sont les « fils de » - ils ont hérité leur talent et leur profondeur de leur père (oui, tout est masculin) ; il s’agit parfois d’une filiation symbolique : tel chercheur est muni d’une lettre de recommandation de Claude Lévi-Strauss, extorquée sur son lit de mort ; on lui tient la porte. Et de fait, ces membres de la caste sont recrutés dès leur première candidature, publient des livres aux préfaciers prestigieux, et leurs ouvrages sont encensés dans les revues spécialisées, puis ils passent à la radio, etc.
Notons d’emblée que la différence d’avec les babouins réside en ceci que le séminaire n’est qu’un champ social parmi d’autres, un interlude dans les multiples activités et lieux d’exercice des uns et des autres, même si cet interlude est crucial pour ceux qui cherchent un moyen de subsistance, donc un métier. Les babouins, eux, n’ont qu’un cercle (du moins c’est ce qui transparaît dans les études qui leur sont consacrées), parfois plusieurs, certes, mais alors successivement.
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