Oui, mes notes sont musicales en ce moment :)
Je range soigneusement mes affaires pour laisser l'appartement en ordre à Chiara qui s'occupera de mes plantes. Je ne lui ai pas dit que le bac à orchidées est rempli de cloportes et d'araignées dont l'une m'a méchamment piqué l'autre jour.
J'envoie des messages aux étudiants, avec des exercices à faire, et j'essaye de régler le casse-tête de notre lectrice brésilienne à qui le service du personnel a envoyé tous les originaux (contrat + invitation post-doc) à une mauvaise adresse ET en recommandé simple. Résultat: les cours ont commencé depuis deux semaines et les documents sont dans la nature, et le consulat exige des originaux pour délivrer le visa... comme si les originaux devaient être conservés ad vitam aeternam au consulat. Résultat: alors que j'appelle directement le consul, la malheureuse lectrice, qui n'a affaire qu'à des sous-fifres, se voit rebutée en permanence. Tout cela pour qu'elle ne mange pas le pain des Français - dormez tranquilles, bonnes gens, l'invasion de lectrices brésiliennes est contenue pour l'instant.
Du théâtre, enfin: grâce à la séduisante bien que perturbée E., j'ai assisté à la pièce Le Démon d'Hannah qui met en scène Heidegger et Hannah Arendt, dans l'immédiat après-guerre. La pièce était bien quoiqu'un peu didactique (rappelez-vous, les nazis c'est ceux qui brandissaient une croix gammée et qui écoutaient des discours incompréhensibles aux non-germanophones), mais mon attention se portait ailleurs, sur l'avant et sur l'après.
Avant: une jeune fille assise devant moi, relativement jolie ma foi, explique à son amie les tenants et aboutissants d'un pot qu'elle a pris avec un jeune homme à Châtelet. Dix minutes après, en prêtant à nouveau attention, je m'aperçois qu'elle est toujours plongée dans la même histoire, alors même qu'il s'agissait, selon elle, d'une démarche ne prêtant pas aux multiples interprétations qu'en fit ce jeune homme juste après.
Après: une collègue de E. vient nous rejoindre et déplore l'égocentrisme masculin. Heidegger s'accroche à sa position et à sa philosophie et refuse de comprendre que le monde a changé. C'est pourquoi, puisqu'il fallait donner de la pièce une explication permettant de faire totalement abstraction des écrits de Arendt et Heidegger, pour ne plus voir là qu'un drame humain dont le théâtre sait si bien nous régaler, j'ai proposé une lecture inspirée de mes récents déboires et selon laquelle les femmes sont totalement incapables de se contenter du brave gars qui leur tient lieu de petit ami. Voilà pourquoi Hannah Arendt insiste pour que son Martin devienne philosémite après avoir été anti-, reconnaisse la vanité d'une philosophie de l'Etre quand les plaies d'Auschwitz sont ouvertes pour l'éternité; une fois ceci obtenu, elle aurait sans doute exigé qu'il cesse de fumer, de boire, de manger du fromage, et l'aurait contraint à pratiquer une activité physique. Imaginons la situation inverse: jamais Heidegger ne serait allé demander à Hannah Arendt de devenir antisémite et d'adhérer au Parti Nazi! Il la respectait trop pour cela, il l'aimait telle qu'en elle-même.
Et voilà comment les grands enjeux qui se déploient sur scène passent par le filtre d'une lecture neutralisante et boulevardière.
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