Pas fermé l'oeil de la nuit.
Impossible de me délivrer de l'angoisse concernant tout ce que je dois faire encore, la conférence de demain à Belo Horizonte, les prochains séminaires pour Liz, les corrections de mon article sur le chamanisme, et mes séminaires de M2 à Neverland qui se rapprochent dangereusement (je rentre dans quinze jours).
Resto avec Philippe, hier, une churrascaria pas excellente où tout était imprégné de l'odeur de bidoche, de graisse froide, le sol en était presque glissant. Sorti de là j'ai commencé à me sentir mal avant même d'arriver chez moi. Nous avons marché sous la pluie du Leme jusqu'à la Figueiredo de Magalhães, puis nous nous sommes séparés.
J'ai suivi quelques instants un jeune homme qui me semblait correspondre à l'idée que je me fais des voleurs de grand chemin. Je l'ai repéré alors qu'il mangeait son menu MacDonald's assis à un arrêt de bus, et jetait progressivement, et violemment, tous les emballages vides (hamburger, coca, frites) sur la chaussée, éparpillant le reste autour de lui. Puis il s'est levé et a commencé à remonter la rue d'un pas décidé, marchant droit devant lui sans regarder les gens.
C'était l'heure de transition où les faunes permutent à Copacabana. Ceux qui possèdent une maison rentrent chez eux où prennent par précaution des bus et des taxis, cependant que les rues se remplissent de sans-abris qui fouillent les montagnes de poubelles à la recherche de matériaux recyclables et de restes de nourriture. J'ai continué à suivre le jeune homme aussi longtemps qu'il marchait dans ma direction: bermuda long, T-shirt tombant, chaussures de gym, un peu rablé mais athlétique, visage osseux.
Je l'ai suivi à cause d'une certitude qui m'est venue de voir dans ses gestes, sa démarche, son attitude, la signature d'une position morale assumée par les agresseurs de vieillards, de femmes enceintes. Dans cette position, il n'y a pas de compromis social, d'éthique commune à la majorité des citoyens. Du point de vue de la stricte rentabilité, il est plus avantageux pour un voleur de rue de s'en prendre à ceux qui ne peuvent se défendre, s'en prendre donc aux plus faibles. Cela m'a frappé comme une évidence en voyant l'agression filmée de ce vieil homme à São Paulo, et ces passants qui détournaient les yeux.
Personnellement, je ne pense pas qu'il soit si simple de voler ou tuer des gens sans défense. Il faut pour ce faire, paradoxalement, une forme de courage, une disposition d'esprit qui n'est pas spontanée, mais acquise. Nous sommes une espèce sociale et les différentes formes d'altruisme sont ancrées en nous, de même que la capacité d'empathie sur laquelle cet altruisme repose. C'est le problème rencontré par les nazis lorsqu'il s'est agi de recruter des gardiens de camp: une telle fonction n'avait plus rien à voir avec les codes militaires, aussi extensibles soient-ils. C'est pourquoi, selon Patterson, il fallut à l'administration recruter du personnel issu des abattoirs, capable donc d'une totale distanciation.
On a laissé se développer une profession de prédateurs, qui ne vivent et ne s'alimentent qu'aux dépens d'autrui, sans considération morale qui pourrait être partagée. Pour que cela soit possible, il faut qu'en soi-même la catégorisation sociale inclue une classe majoritaire de gogos, ici nommés "otarios", des gens susceptibles d'être spoliés, détroussés, grâce à ce phénomène de distanciation. Il faut regarder la foule et en extraire celui ou celle qui, pour ce soir, fera l'affaire, il faut sélectionner une victime aussi vulnérable que possible. Dans le système d'évaluation qui est en jeu, ce qui apparaît au premier plan est l'élément "vulnérabilité", et non pas celui de "vieil homme", "femme en état de fragilité".
Cela vaut pour ceux qui détournent l'argent destiné à la santé, pour les escroqueries en tout genre. Ce système peut se développer aisément dans une société où les valeurs de respect, de présomption d'innocence, etc, prévalent pour une majorité, la répression et le contrôle social étant entièrement délégué aux forces de police.
On peut se demander toutefois s'il existe une gradation de l'oeuf au boeuf, si un voleur est susceptible par exemple, du simple fait de ce choix d'existence, de devenir également un meurtrier. Un élément de réponse se trouve dans l'équipement nécessaire à l'exercice de la profession: au Brésil, celle-ci inclut une arme à feu, qui démultiplie la rentabilité, facilite l'action, non seulement au moment de l'agression, mais aussi grâce à la peur que cette violence diffuse, et qui rend les autres, les victimes potentielles, plus promptes à obéir. Pensons par exemple à ces affaires (deux ou trois cas il me semble) qui ont surgi en France, de jeunes gens tués d'un coup de cutter parce qu'ils avaient refusé de donner une cigarette ; on voit bien l'injonction contradictoire: d'un côté, on condamne l'agression; mais de l'autre, on voit infuser dans les représentations l'idée que refuser une cigarette peut être dangereux, et qu'il vaut mieux, pour l'avenir, obéir sans discuter. On facilite ainsi le travail de ceux dont le métier consiste à demander des cigarettes.
Ces meurtres absurdes commis devant des caméras de surveillance, traduisent le fait qu'il existe dans toute communauté humaine une catégorie de tricheurs qui se fondent dans la masse, et dont le système de classification leur permet de subvenir à leurs besoins en détroussant, volant, escroquant, assassinant certaines catégories d'humains sans contrevenir à ces valeurs. La manière dont le jeune homme que j'observais éparpillait consciencieusement ses emballages de hamburger semblait former système avec cet ensemble de valeurs-là.
(je viens de voir le film Tropas de Elite et cela me confirme dans cette vision)
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