La journée d'hier, si elle fut casanière, n'en fut pas moins épuisante.
Nous nous sommes réunis à huit dans mon mini-studio, afin d'élaborer le programme de recherche consacré aux savoirs et usages territoriaux en contexte amazonien traditionnel.
Votre serviteur, fort élégant dans son petit gros pull violet noir, a préparé 27 cafés et 35 thés au cours de la journée, ainsi que de succulentes pâtes aux brocolis.
L'idée était d'établir notre programme de rencontres et de terrains: nous avons cinq terrains répartis entre la Guyane et le Brésil, certains déjà connus, d'autre non. Il faut déterminer qui ira où, au sein de quelle équipe, et pour combien de temps, sachant que les informations réellement pertinentes ne surgissent qu'au cours du deuxième séjour, quand les populations nous reconnaissent et sont heureuses pas mécontentes de nous revoir.
Le programme durera quatre ans, et je suis supposé présenter une communication portant sur le protocole de recherche à Tofino, au fin fond du Canada, au mois de mai. Comme c'est la période des auditions au CNRS je devrais peut-être céder ma place.
Le protocole de recherche doit comporter l'arrière-plan théorique, le type de travaux que nous allons mener, les délais que nous nous imposons, et la répartition des tâches.
Il nous faut donc définir ce que nous entendons par "savoirs territoriaux", déterminer si nous partons d'un temps 0 qui seraient les savoirs comparés de deux générations, ou chercher à remonter à un temps x (moins vingt ans, moins quarante ans) afin de comprendre comment les savoirs ont évolué. C'est séduisant mais quasiment impossible à mettre en pratique: les anciens ne seront pas capables de restituer l'état de leur savoir d'il y a vingt ans. Nous devons également éviter de sombrer dans le collationnement des différents domaines de savoir à différentes générations.
Devant cette difficulté, nous chercherons d'abord à poser les populations étudiées comme "résidentes", afin de débuter par une pure spatialisation des résidences et des activités. Puis nous étudierons les modes d'identification et de relation à l'environnement immédiat (toponymie, mémorialisation des lieux, pratiques de chasse et de brûlis) afin d'y discerner la part d'affect, la part de signification - un peu comme vous et moi, quand nous déménageons, allons provoquer une familiarisation des lieux par l'investissement affectif sous forme de mobilier, de décorations, d'usages spécifiques, etc.
Par modes de relation on entend le type de rapport que l'on entretient vis-à-vis de son environnement, c'est-à-dire s'il existe une rupture claire entre nature et société, où si les habitants considèrent qu'ils sont en relation sociale avec la nature (ce qui est le cas, pas exemple, quand on considère que le jaguar est une créature surnaturelle nécessitant des soins particuliers), donc si la nature est pourvue "d'agentivité" - si elle protège ou rend les coups.
Pour que le lecteur comprenne la difficulté à obtenir ces informations, je peux d'ores et déjà garantir ceci: si nous posons la question "Y a-t-il des endroits de votre terre que vous préférez ne pas fréquenter", la réponse sera, s'il s'agit d'un premier entretien, une demande d'éclaircissement puis une dénégation. Lors d'un deuxième entretien, nous apprendrons que dans tel lieu se sont passées des choses horribles et que plus personne n'ose y aller, et lors d'un troisième entretien, nous apprendrons que les choses n'étaient pas si horribles et que bien évidemment, on s'y rend régulièrement. Dans ce cas de figure, il est inutile de se focaliser sur le degré d'interdiction, et s'intéresser plutôt à ce que nos interlocuteurs estiment être horrible.
Il s'agit donc de comprendre si ce sont les gens qui appartiennent aux lieux, ou si au contraire si les lieux sont pragmatiquement appropriés pour la survie du groupe, ce qu'on appelle la reproduction sociale. Nous tomberons évidemment sur un mélange des deux, mais il importe de distinguer ces approches. Ceci nous mènera ensuite aux modes d'appropriation, aussi bien d'ordre symbolique (par exemple, qu'est-ce que l'on plante en premier quand on construit sa maison?) que pratique: comment se fait la transmission ou l'appropriation d'un endroit pour y mener ses activités de subsistance? Comment cela est-il transmis de parents à enfant, de gré à gré, etc.
Nous demanderons également à nos interlocuteurs, au moment jugé opportun, de produire une carte des lieux, ce qu'on appelle carte mentale. Nous verrons ainsi ce qui structure l'espace, l'élément autour duquel l'interlocuteur construit sa carte (une rivière, une route, une montagne) et si la carte est plutôt spatialisée (précise dans les distances), si elle représente des éléments d'écosystèmes (forêt, marécage) ou uniquement temporels (des villages représentés en fonctions de leurs scissions successives, ou des itinéraires familiaux).
Pour obtenir ces informations, nous élaborons un guide d'entretien, c'est-à-dire l'ensemble des points qui doivent être abordés au cours des conversations, avec quelques techniques permettant de ne pas trop biaiser les réponses (par exemple, on ne demande pas directement à l'interlocuteur de nous dire sa définition du développement durable; on lui demande: "vous qui êtes une personne respectée dans la communauté, certainement vos parents vous demandent de leur expliquer certaines choses qui viennent de l'extérieur. Par exemple, le développement durable, comment faites-vous pour leur expliquer ce qu'est le développement durable?").
Parallèlement au guide d'entretien, il y a un guide de l'enquêteur, concernant ce qu'il doit observer et recueillir visuellement: les distances, la disposition des maisons, des abattis, les parcours de chasse et de cueillette, les rapports hommes/femmes, les hiérarchies sociales, la présence de certaines plantes ou animaux qui nous servent d'indicateurs de biodiversité, comme l'opossum dans les aires fortement dégradées, ou le singe-araignée dans les lieux relativement peu anthropisés...
Une fois ces éléments réunis, nous pourrons nous prononcer sur la "traditionnalité" de la population, la manière dont la reproduction sociale s'effectue en intégration, en interaction avec les lieux. Nous pourrons alors évaluer les bouleversements susceptibles de se produire du fait de la scolarisation, de l'accès au marché, de la fonctionnarisation de certains habitants.
Le problème consistera ensuite à établir une typologie des terrains et des actions sociales ou environnementales susceptibles d'être menées, à quelle échelle de temps, d'espace et d'intervention (locale, nationale, ONG, secteur public...). C'est bien évidemment l'Amazonie de demain que nous cherchons à tracer, ce qui subsistera ou non lorsque l'intégration nationale aura accompli son oeuvre d'homogénéisation des pratiques et des traditions.
Voilà ce qu'on appelle un protocole de recherche.
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