Il y a dix ans de cela, je pensais qu'un homme devait tenir sur quatre pieds : le tango en était un, l'anthropologie un autre, et deux amantes séparées par l'Atlantique contribuaient à l'équilibre.
Anthropologie et tango sont venus ensemble. A trente ans, j'étais arrivé à ce que Thomas Bernhard appelle un cul-de-sac de l'existence. Je m'ennuyais, rien de ce que je faisais ou étudiais n'avait de sens. Les livres me tombaient des mains, mes collègues en littérature me consternaient, je n'avais aucune prise sur la réalité, aucun avenir, et j'étouffais.
En commençant quelque chose de nouveau, en me plaçant à nouveau en position d'apprenti - danseur maladroit, anthropologue débutant -, aussi humiliant que cela ait été, j'ai eu le sentiment que des portes s'ouvraient à nouveau, qu'il ne tenait qu'à moi de choisir à présent, que j'avais provoqué l'irruption de nouveaux choix.
Dix ans passés à Bahia et en Amazonie, nouant de nouveaux liens, découvrant des réalités de plus en plus complexes et forgeant des instruments pour les appréhender et les décrire. Lisant avec délices ce que furent et que firent les Indiens Bororo, Araweté, Kaapor, Maxakali, Wari', Desana, Yanomami, Shipibo, Palikur, et bien d'autres, puis abordant la question des populations riveraines de l'Amazone, au sein d'équipes toujours plus renforcées - géographes, démographes, écologues - voyant chaque donnée subir quatre ou cinq traitements différents, des représentations multiples sur de multiples cartes ou tableaux.
Dix ans de cela et ma vieille propension à ne voir partout que des cendres s'empare de moi à nouveau. Nous n'allons nulle part. Nous comprenons mieux mais perdons tout pouvoir d'agir sur les choses.
Quant au tango il s'est éteint en moi de manière naturelle - exaspération devant la répétition des pas, des rencontres, des atmosphères et des conversations. Tous sont là en quête d'autre chose. Le bal de tango, la milonga, est le cercle du réverbère où l'ivrogne cherche sa clé. Et c'est horrible de comprendre cela.
C'est décidé, donc, je passe à autre chose, et je pars. Où vais-je? Trois mois à la campagne, dans un troupeau de Blondes d'Aquitaine - des vaches. Et à présent que nous ne serons plus que deux, les vaches et moi, je comprends mieux la démarche de Michaux tuant sa soif d'exotisme en ratant son voyage en Ecuador:
Une femme accoudée qui soupire, beau tableau, tout ce qu'on veut; mais un homme éreinté, un homme qui va aller se coucher, c'est moi.
Déjà les vacances universitaires ! Mais que faites-vous de nous ? Où allons-nous veiller, en fin de soirée, pour voir plus loin que notre horizon quotidien ?
Rédigé par : Bardamu | samedi 27 mar 2010 à 20:25